Nouriel Roubini : « Le cycle infernal qui nous attend » (1/2)

 

Bonjour !

 

Nouriel Roubini est en général un type très lucide. Devenu célèbre pour avoir prédit le krach de 2008, ce professeur de finance à New-York, aujourd’hui émérite, a déjà alerté, récemment et à plusieurs reprises, sur le risque actuel de crise majeure, et notamment prédit la perte de leur logement par des millions d’Américains.
J’ai trouvé intéressant son article du 30 mars, publié sur le site multilingue Project-syndicate.org, intitulé « Ce cycle infernal qui nous attend » (PDF ici). Aussi, autant pour moi que pour mes éventuelles lectrices ou lecteurs, j’ai essayé d’en tirer en bref la substantifique moelle, vidée des termes techniques parfois inutiles au propos.

Je donne quelques extraits suivis de traductions en langue profane et de commentaires à la mode de chez nous.

Une inflation plus élevée [doit] conduire à des rendements obligataires plus élevés,

En langue courante: la hausse générale des prix (inflation) impose aux Etats et aux grandes entreprises de proposer un taux plus élevé de leurs emprunts (obligations) pour pouvoir trouver des acheteurs (ceux que la pub appelle « investisseurs », qui placent leur argent ou celui des autres quelque part)

ce qui devait nuire aux actions à mesure que le facteur d’actualisation des dividendes allait augmenter.

Soit: l’estimation du futur rendement des actions (pas celui de Total ni de quelques autres profiteurs de guerre), supposé plus ou moins constant en termes nominaux, diminue en regard du rendement croissant des obligations. N’hésitons pas à rappeler qu’une action est ici une part de capital d’une entreprise, dont le rendement annuel et variable s’appelle dividende, et une obligation un titre de dette sur l’émetteur, dispensant un intérêt défini dès l’émission.

Mais dans le même temps, des rendements plus élevés sur des obligations « sûres » impliquent également une baisse de leur prix, en raison de la relation inverse entre les rendements et les prix des obligations.

En effet, les obligations déjà détenues à un taux bas, càd, avant augmentation, ne peuvent trouver preneur immédiat qu’à un prix plus bas que leur valeur d’achat ou nominale, égalisant le rendement de ces titres avec le rendement actuel plus élevé: Silicon Valley Bank a dû vendre à perte les obligations à long terme (10 ans) qu’elle détenait lorsque ses clients ont massivement retiré leurs avoirs.
La dévalorisation des obligations en cours, portant un intérêt plus bas que le taux actuel croissant, représente des pertes « non réalisées » (voir plus bas) pour les banques US: 620 milliards.

Or le phénomène est le même pour les prêts accordés par les banques: ces titres de dette ne peuvent être monnayés qu’avec une décote lorsque le taux d’intérêt du moment est supérieur au taux à l’émission.

Ces deux évolutions représentent une perte totale non réalisée sur les obligations détenues et les prêts aux clients: 1.750 milliards de dollars, soit 80 % de leur capital. (Aux Etats-Unis.)

Une perte non réalisée l’est tant qu’il n’y a pas d’obligation de vendre les actifs dévalorisés. (Comme le dit un dicton boursier: not sold, not lost – pas vendu, pas perdu.)
Cette obligation de vendre apparaît lorsque que les déposants retirent massivement leurs avoirs, le bank run, existant aussi, et dès à présent, sous une forme plus ou moins rampante.

Il y a un contre-argument. Les optimistes et les communicants pourront considérer une hausse de la valeur de marché, elle aussi à son tour « non réalisée », des dépôts confiés aux banques par leurs clients, qui s’opposent aux pertes potentielles précédentes. Cette valorisation potentielle a été appelée « droit de dépôt » ou « franchise de dépôt », on ne se demande pas tout à fait pourquoi. Il y a une condition à cette valorisation potentielle: que les dépôts ne quittent pas les banques. Je souligne dans ce qui suit :

Puisque les banques paient encore près de 0 % sur la plupart de leurs dépôts, même si les taux du marché monétaire au jour le jour ont augmenté à 4 % ou plus, la valeur de cet actif augmente lorsque les taux d’intérêt sont plus élevés. (…) certaines estimations suggèrent que la hausse des taux d’intérêt a augmenté la valeur totale des franchises de dépôts des banques américaines d’environ 1.750 milliards de dollars.

Mais cet actif n’existe que si les dépôts restent au sein des banques à mesure que les taux augmentent – et nous savons aujourd’hui suite à l’expérience de la Silicon Valley Bank et d’autres banques régionales américaines qu’une telle rigidité est loin d’être assurée. Si les déposants fuient, le droit de dépôt s’évapore [Comme vu plus haut, on s’en fiche] et les pertes non réalisées sur les titres se réalisent [That’s the point !] lorsque les banques les vendent pour répondre aux demandes de retrait. La faillite devient alors inévitable.

Cette « franchise de dépôt » n’est pas actée en comptabilité, qui ne connaît que les valeurs faciales, ce qui pourra paraître correct ici, mais imprudent pour les obligations détenues se trouvant dévalorisées de fait sur le marché. Roubini, qui est à la fois un professeur de finance émérite et un acteur engagé dans le business financier, ne peut que donner une place importante à cet argument de communication et de méthode Coué trop présent dans le monde financier: il leur remonte les bretelles.

En outre, l’argument de la « franchise de dépôts » suppose que la plupart des déposants sont stupides et garderont leur argent dans des comptes portant des intérêts proches de 0 % quand ils pourraient gagner 4 % ou plus dans des SICAV court terme totalement sûres qui investissent dans des bons du Trésor à court terme.
Mais encore une fois, nous savons maintenant que les déposants ne sont pas aussi complaisants. La fuite actuelle, apparemment persistante, des dépôts non assurés – et même assurés – est probablement due autant à la poursuite par les déposants de rendements plus élevés qu’à leurs préoccupations quant à la sécurité de leurs dépôts.

 

En résumé du résumé, le facteur observable, effet final et non cause première, déclenchant toute réalisation de krach financier, est la débande des déposants, le fameux bank run, qui commence en rampant et finit au sprint.

 

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PS : ce billet n’aborde que ce qui m’a paru central à première lecture, en réalité plus descriptif qu’analytique. Des questions annexes importantes et/ou essentielles sont évoquées dans le texte de Roubini et ne manquent pas de se poser dans nos esprits, qu’un second billet abordera modestement, quoique fermement.

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