À quoi sert l’école?

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Animation d’un dessin de M. C. Escher

( Voici le premier jet d’une page de plus, de mon livre sur l’école qui ne verra jamais le jour…  🙂  )

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« Le principe de l’école républicaine en France n’est-il (n’était-il) pas de donner à un enfant se trouvant dans une famille dysfonctionnelle une base de raison, de culture et de créativité lui permettant de s’extraire de sa gangue native ? »

Bien sûr que non!
La fonction la plus forte et la moins affirmée de l’école est de reproduire la société. Au passage, elle enseigne, elle éduque et elle socialise, trois fonctions évidentes et les seules qui soient abondamment commentées. Sauf par certains auteurs, comme (le jésuite) Ivan Illich qui a écrit: « L’école est l’agence de publicité qui nous fait croire que nous avons besoin de la société telle qu’elle est. »
Oui, toute école est le produit de la société qui l’entoure et concourt à la reproduire: c’est un truisme. De temps en temps, la société change, et l’école aussi. Les cas où l’école aurait d’abord changé, impulsant un changement de société ensuite, sont vraisemblablement des vues de l’esprit jamais rencontrées historiquement. *
L’école a un peu d’autonomie par rapport à la société, mais pas beaucoup, et en général, comme la loi, l’école est en retard sur le mouvement de la société.
Quand nous sommes passés à l’enseignement primaire obligatoire et gratuit, la raison de fond en était que la société avait besoin, en grand nombre, de salariés sachant lire et écrire. Bien sûr les envolées lyriques ont été nombreuses, mais il ne faut y voir ni l’origine du processus, ni ses buts.

Les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont été celles de la massification de l’enseignement supérieur et universitaire.   « Massification » semble plus exact que « démocratisation », car ce dernier terme est d’un contenu plus riche que tout simplement « accès à un plus grand nombre ». Là encore, il faut voir que cela correspond à des évolutions historiques lourdes, et pas à des rêveries de justice sociale qui n’ont en rien le pouvoir, même si elles ont parfois une influence réelle, en particulier à la sortie d’une guerre.

Ces dernières trois décennies, marquées par la (forme actuelle de) mondialisation par et « restauration conservatrice » (expression de Pierre Bourdieu), les facultés et écoles de commerce ont explosé, tant en nombre qu’en fréquentation. Je n’ai pas de chiffres mais à Liège je crois que les études supérieures longues en commerce ont vu leurs effectifs multipliés par cinq, sans compter les innombrables cursus de niveau bac + 3 qui se sont aussi étoffés dans le même domaine. Et on sait que depuis peu l’accès à l’université des enfants d’ouvriers connaît un net fléchissement.
La restauration conservatrice est marquée emblématiquement par les arrivées au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 et Ronald Reagan en 1980. Cette évolution précède de peu l’effondrement du soviétisme russe en 1989, qui va lui laisser le champ totalement libre.
On voit que la crise financière de 2008 n’a pour le moment en rien ébranlé le pouvoir de l’ultra ou néo-libéralisme, mais vraisemblablement ce n’est qu’une question de temps, qui provoque notre impatience, car nous sommes portés à désirer connaître les changements historiques dans les limites étroites de notre vie individuelle.

L’école reste ou restait un champ déconnecté, jusqu’à un certain point, de l’omniprésente recherche du profit. Concrètement, si un adolescent pose une colle à un de ses professeurs, celui-ci va s’arracher les neurones et passer quelques heures dans ses livres et sur Internet pour trouver la réponse, et ne pensera jamais à facturer. C’est une conduite qui devient aberrante, sinon dangereuse, dans les perspectives récentes. Je pense que ce réduit d’activité hors-profit** est attaqué par les dernières évolutions en cours, que l’on peut appeler marchandisation de l’enseignement.
En Belgique francophone, l’école secondaire est réformée, depuis quatre ou cinq ans, au goût des industriels de l’ERT, European Roundtable of Industrialists, dont les groupes de travail sur l’enseignement apparaissent dès les années 1980. C’est du moins le sens qu’après certains auteurs et ouvrages, notamment ceux de Nico Hirtt, je donne aux nouvelles missions d’un corps d’inspecteurs renouvelé en nombre, aux conditions salariales généreusement revalorisées, chargé de faire appliquer des prescrits pédagogiques uniformes et non négociables. C’est pour cette raison que j’ai quitté l’enseignement un peu avant ce qu’on appelle la limite d’âge. À peu près aucun acteur de terrain, surtout aux postes d’encadrement, n’a la moindre idée de la logique en oeuvre, la plupart se bornant à faire carrière et à suivre les ordres (chère obéissance !), et tous se livrant à des bavardages moraux et personnels totalement déconnectés du réel, sauf dans leur dimension autoritaire et comminatoire bien sûr, toujours spontanément présente dans les structures hiérarchiques.
Il semble que la Flandre ait réalisé cette réforme dix ans plus tôt. Dans le supérieur, elle se répand aussi, avec d’autres manières, plus glamour, plus séductrices envers les enseignants, et souvent, en communauté française, dans un compagnonnage avec des équipes québecoises plus avancées dans ce mouvement sans doute mondial.

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* Je connais un cas où l’école s’est développée en-dehors des besoins de la société-mère: le Nigéria. Je n’ai pas les détails, mais on peut supposer que ce pays a bénéficié d’une erreur technocratique d’un programme de développement international. Quoi qu’il en soit, des universitaires en surnombre ont été formés au Nigéria. Comme des milliers d’entre eux n’ont pas trouvé à s’employer dans leurs compétences, il s’en est suivi, sur Internet, le développement d’une délinquance en col blanc très efficace, qui aurait fait des émules dans tout le continent africain.
** Il y en a d’autres !

4 réflexions au sujet de « À quoi sert l’école? »

  • 23 octobre 2013 à 19h31
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    ////nous sommes portés à désirer connaître les changements historiques dans les limites étroites de notre vie individuelle.////
    J’aime cette phrase.
    Nous ne connaîtrons les changements historiques que si nous y participons, enfin c’est mon avis.

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  • 10 octobre 2013 à 9h52
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    Comme il existe une psychanalyse alternative, une mécanique quantique alternative (et aussi le courant alternatif, dit-il, incapable de résister à une boutade!), il existe aussi des écoles alternatives (Steiner, Montessori). C’est quoi, la vraie différence avec l’école « normale », en dehors du fait qu’elles sont payantes?

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  • 5 octobre 2013 à 7h56
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    Un billet époustouflant de lucidité, comme d’habitude.

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