Bonjour, bonsoir,
« Wergosum » répond (de Pékin!) à mon billet « À quoi sert l’école? » , en me posant cette question:
Comme il existe une psychanalyse alternative, une mécanique quantique alternative (et aussi le courant alternatif) [Il est incapable de résister à la tentation d’une boutade, et il le prouve], il existe aussi des écoles alternatives (Steiner, Montessori).
C’est quoi, la vraie différence avec l’école « normale », en dehors du fait qu’elles sont payantes?
J’ai passé trente ans dans l’enseignement secondaire (pas comme élève), et la pédagogie est vraiment le dernier des sujets de conversation qui circulent dans les salles des profs. Quand elle débarque, c’est officiellement, par la voie hiérarchique, ossifiée dans l’institution, ânonnée par un fonctionnaire, agitée par un ambitieux ou un technocrate: morte. Par ailleurs, du côté de la représentation syndicale, les « moyens » sont synonymes de budgets, il n’y a pas d’autres « moyens ». J’en ai connu un, de ces représentants, qui n’usait du mot qu’avec le plus profond mépris, et uniquement dans l’expression « affectivo-pédagogique ». Comprenne qui voudra.
Je ne connais pas la pédagogie Montessori. La notice Wikipedia de Maria Montessori (1870-1952), nous dit que ses méthodes furent proscrites par le fascisme, et semble indiquer qu’elles ont été reprises aussi par des établissements publics.
Il m’est revenu qu’en pédagogie Rudolf Steiner (1861-1925) donne une grande part à la formation artistique. Fondateur de l’anthroposophie et initiateur de la biodynamie, Steiner est un mystique, sinon un « occultiste » , comme dit l’encyclopédie en ligne, et à ce titre je n’ai pas trop croisé ni ses livres ni ses écoles.
Quant à la méthode du Belge Ovide Decroly (1871-1932), dont l’école bruxelloise est toujours réputée, avec son recrutement socialement assez sélectif, elle aussi fait la part belle à une formation artistique.
Passons aux échos et aux expériences qui m’ont marqué.
L’Écossais Alexander Neill a fondé l’école de Summerhill, forcément privée car hors normes et non « réglementaire », encore existante aujourd’hui, qui accueillait des jeunes en état de décrochage scolaire absolu: plus aucune école ne voulait d’eux, et réciproquement.
À Summerhill, les professeurs faisaient classe en suivant les horaires, tandis que les élèves, internes, étaient totalement libres d’aller ou non aux cours. Neill récompensait au lieu de punir, ce qui hélas ne peut s’imiter si on n’a pas son génie ni sa structure institutionnelle – j’ai essayé, et disons que j’ai tout au plus pu rarement, et très modestement, adapter cette pratique dont le souvenir ne m’a jamais quitté. Une fois par semaine, il y avait à Summerhill une assemblée générale où tout le monde avait une voix, élèves comme adultes – on parlait de beaucoup de choses, mais pas de la gestion matérielle de l’école, réservée au directeur. J’ai lu deux livres de Neill, passionnants: Libres enfants de Summerhill, et La liberté, pas l’anarchie. Je découvre aujourd’hui qu’il a été l’ami de Wilhelm Reich, qui a, au départ de la psychanalyse, fondé l’analyse caractérielle rebaptisée bioénergie aux Etats-Unis, une thérapie dont j’ai tâté dans les années 1970. Neill proposait un cadre où naissait ce grand mystère, ce quasi grand inconnu, dans le cadre de l’école ordinaire, qu’est le désir d’apprendre dans sa dimension authentique, chevillée au corps et qui ne disparaît jamais, indéfectible. Aussi nombre de ses ouailles ont-elles réussi après Summerhill des études de toutes sortes. Car lorsqu’un élève là-bas décidait d’apprendre, plus rien ne l’arrêtait. Le tout est de l’amener, peut-être plutôt de le laisser venir, à ce point de conscience et de désir personnels.
En Italie, il y a eu ce petit livre en 1967, Lettre à une maîtresse d’école par les enfants de Barbiana, rédigé par huit anciens élèves de cette école perdue dans la campagne à trente kilomètres au nord de Florence, fondée par le prêtre Lorenzo Milani (1923-1967), pour des enfants qui sans cela auraient dû marcher deux heures par jour pour accéder à l’enseignement, ou ne pas en bénéficier. Je me souviens qu’une règle y était scrupuleusement suivie: la classe, très hétérogène, n’avançait pas tant qu’un seul enfant n’avait pas compris. Le livre entendait montrer que l’école italienne favorise les favorisés, et il montre en tout cas le talent de ses auteurs et par là celui de leur éducateur. Il fait état aussi de parcours dans la vie plutôt réussis pour ces petits Toscans. Certains commentateurs se sont plu à prendre l’opus pour un faux, du moins le croyaient-ils ou voulaient-ils le faire croire, car il dérangeait, c’est sûr, et il a notablement marqué le débat dans la péninsule.
Et puis, il y a l’immense mouvement inauguré en France par Célestin Freinet (1896-1966), largement représenté dans l’enseignement public, même en Belgique où la ville de Liège, grâce à d’aimables pressions citoyennes – je peux même préciser: féminines au départ, a vu la première école Freinet belge initiée par un pouvoir public, que mes enfants ont eu la chance de fréquenter -. Les écoles Freinet participent du mouvement plus large dit des « pédagogies actives ». Les instituteurs étaient tous volontaires et plutôt passionnés, et une négociation précise avait été menée avec les syndicats pour déroger localement aux règles traditionnelles d’attribution des places dans l’ordre des anciennetés. Ce projet liégeois a connu un énorme succès de fréquentation, menant en quelques années à un dédoublement de l’école, suivi d’une extension dans le secondaire.
Célestin Freinet utilisait pour sa part l’imprimerie dans les classes, et de mon expérience de parent intéressé, je peux dire que le propos de sa pédagogie est de rendre ou autoriser l’enfant à être acteur de son apprentissage, et non sujet du processus. Les classes sont mêlées par degrés (quatre entre les âges de deux ans et demi et douze ans), en primaire chaque élève établit le lundi matin son projet d’apprentissage de la semaine, en choisissant un certain nombre de fiches dans les trois corpus du fond de la classe. Il n’y a cours que sur les points qui fâchent et uniquement pour les élèves concernés. Les matières sont organisée en fiches numérotées, progressives au point que la plupart des enfants réussissent chaque étape, et l’intervention de l’enseignant s’impose à partir de deux ou trois échecs sur dix fiches. Les plus avancés aident les moins avancés. Les groupes et sous-groupes sont permanents, les bancs et sièges alignés en rangées inexistants: il n’y a pas de classe « frontale ». Dès la troisième maternelle, des conseils de classe ont lieu régulièrement (ici entre élèves alors que partout ailleurs ils se font entre adultes), l’instituteur restant présent mais à l’écart du groupe, où un écolier distribue la parole à ceux de ses pairs qui la demandent… Bref, c’est une pédagogie où l’on est surpris des compétences des enfants: elles s’élargissent en fonction de la confiance qui leur est faite et de la liberté qui leur est accordée. Et rentrant de vacances en septembre, ces enfants-là en connaissent plus que le 30 juin à la fin de l’année scolaire écoulée, car en deux mois de vacances, ils ont été confrontés à d’innombrables signes écrits, par exemple, et parce que leur moteur, il est à l’intérieur, pas dans la personne d’un adulte. Logique!
[Ajout du 29 octobre 2018. Il y a quelques jours, soit vingt-trois ans après qu’il eut quitté son école primaire, j’entends mon fils expliquer à un ami grec le type d’enseignement qui était alors le sien. La première chose qu’il en dit fut: « C’était une école où on n’était jamais puni. » Ça me tombe désormais tellement sous le sens que je n’ai jamais pensé à le dire, ni même pensé à le penser, et c’est fondamental!]
S’agissant de pédagogie dans le secondaire, il existe au moins un documentaire formidable sur ce que peut impulser une direction inspirée.
Dans L’école s’enflamme, film d’Anne Schiffmann et Serge Dietrich produit en 1998, nous suivons « la situation du lycée Marcel Tricot de Bruxelles en plein déclin, et [celle] du lycée professionnel Turgot à Roubaix qui renaît de ses cendres. Il y a deux ans à peine, on disait de lui qu’il était le plus « dur » de toute la région Nord-Pas-de-Calais. » Les deux établissements sont fort proches dans leur recrutement d’élèves majoritairement issus de l’immigration dans des quartiers à fort degré de chômage. Au lycée Tricot, le découragement des adultes est tel que l’on voit jusqu’à un conseil de classe infliger deux jours de renvoi à un élève sans que l’équipe soit sûre de sa culpabilité (« espérons que ce soit lui ! » ), tandis qu’à Roubaix, si on a restauré les bâtiments et renforcé l’encadrement éducatif, on a aussi choisi un directeur sur projet. Ce dernier traite chaque affaire d’indiscipline par une minutieuse confrontation des parties, organise une rencontre du personnel, de l’élève et des parents, d’où il exige que l’on sorte dans une position « plus plus », c’est à dire avec une perspective et non simplement un constat. En particulier, le directeur remplace l’exclusion, dont il conserve le « tarif », par des peines « d’inclusion », qui voient l’élève fautif passer la durée de la sanction, telle que prévue au « tarif » habituel, sur le lieu de son incartade – la tradition étant: hors des cours – , et en compagnie de l’adulte en charge du secteur. Par exemple, celui qui a fait le mur passe deux jours d’inclusion en compagnie de l’éducateur chargé de vérifier les entrées et sorties. Face à la caméra, cet élève est très satisfait de la sanction. (D’ailleurs, celui-là, en cadeau, il passe à la télé!) On n’est pas loin du retournement de la punition en récompense qu’opérait Alexander Neill. Pour la petite histoire, la comparaison des deux bahuts, tellement en défaveur du bruxellois, n’est pas sans étendre ses effets ravageurs jusqu’au niveau ministériel. Les journalistes interrogent la ministre Laurette Onkelinx d’un côté, et l’encore peu connue ministre Ségolène Royal de l’autre. La première détaille en politicienne son décret « missions », fait son auto-promotion et s’applique à ériger sa propre statue. La seconde évoque des questions humaines pour lesquelles elle exprime du souci. Je mettrai prochainement en ligne les mots d’amour que j’écrivais déjà en 1996 à Laurette dans Tribune, périodique de la CGSP Enseignement, et dans le quotidien La Wallonie, deux lettres ouvertes que je viens de retrouver. [P.S.: c’est fait ! Ici.]
Pour terminer, je dois ici rendre un modeste hommage à feu André Delchambre, psychothérapeute éricksonien liégeois, qui, en-dehors de son métier principal et de ses activités de formation professionnelle, se mêlait de proposer des outils aux professeurs de l’enseignement secondaire.
J’ai eu la chance de suivre le cycle de quatre ans de sa formation, à cinq jours étalés annuellement en trois sessions. À vrai dire, cette chance s’est limitée à m’y retrouver un certain matin, pour la première fois, ce qui est toujours un peu la roulette, sinon la roulette russe, l’inscription se fondant à l’instinct sur des conversations de hasard, où les malentendus peuvent être grands. Mais dès lors que j’y avais goûté, à la formation Delchambre, c’était adopté! Notez que j’en connais qui se sont enfuis bien sûr, une en particulier, qui était déléguée syndicale et finit directrice, par la grâce d’une confusion des genres fort répandue : trouvez le lien.
L’approche éricksonienne par André Delchambre, c’est la beauté et la joie des recommandations paradoxales ou absurdes quoique logiques, d’une « psychologie contraire », comme l’a baptisée un jour une de mes élèves de classe professionnelle.
C’est se permettre d’exprimer un ressenti « primaire » ou basique, par exemple: « Tu me fais peur », qui va faire levier dans la relation.
C’est s’autoriser la naïveté, l’improvisation et même l’incompétence, de manière a éviter de se faire piéger dans l’assignation à une place de maîtrise, ce qui est le moindre et permanent péché de l’enseignement ordinaire, et la voie royale pour l’éternelle manipulation du prof par les cancres, en même temps qu’un ticket de première classe vers la passivité pour les sujets-objets du cours. N’oublions pas que nous sommes en terre d’enseignement obligatoire et que la police, extérieure ou intériorisée, veille.
En outre, ainsi va le boulot, c’est semer à tout vent, comme madame Larousse. Il s’ensuit que dans l’enseignement, à part quelques « coups » notables, solaires plus que scolaires c’est à dire plus intuitifs que construits, la plupart des effets réels, non strictement quantifiables (voilà une autre problématique), sont inconnus pour longtemps, parfois à jamais.
Je peux comprendre, sans exactement la partager, la fascination du philosophe Jacques Rancière pour « Le maître ignorant » , Jacotot, l’homme qui à Louvain a enseigné vers 1820 le français à des adultes dont il ne connaissait pas la langue – en écho à ce que m’a fait vivre l’approche éricksonienne-contraire-Delchambre. Mais n’exagérons rien, Jacotot n’était pas ignorant de sa langue maternelle, le français, et son expérience montre juste que l’on peut enseigner une langue étrangère sans parler un seul mot de la langue des apprenants, ce qui est devenu une banalité et en fait plus ou moins une obligation aujourd’hui. Il y a pour moi comme une erreur-système dans ce livre d’un des auteurs les plus pertinents de la fin du XXème siècle.
Pour revenir aux méthodes Delchambre-Erickson, elles suscitent par l’expérience, en ce qui me concerne à tout le moins, un fort niveau d’évidence, qu’il m’est difficile de conceptualiser et plus encore de présenter par écrit succinctement. J’arrête donc ici cette courte évocation.
Je peux ajouter que celle de notre groupe en formation, qui est devenue proviseure dans un établissement difficile, s’est mise de son côté à faire « du Delchambre » chaque jour avec beaucoup de résultat et de bonheur.
Et signaler, pour les curieux, un livre qu’André nous avait distribué sous forme de photocopies: Guide du voyageur perdu dans le dédale des relations humaines, de Jacques-Antoine Malarewicz (ESF, 1992), épuisé dans toutes les bonnes et mauvaises librairies, mais présent dans nombre de bibliothèques. Le lecteur y trouvera une synthèse assez utile des aspects relationnels propres à la méthode, en particulier sur la « position basse ». La lectrice, aussi.
Bien à vous !
Guy
Merci pour la discussion des différentes méthodes, et pour le certificat! très amusant virtuellement, un vrai ennui dans la vie réelle pour le professeur, pardon, fesseur pro, et l’étudiant.
Pardon pour le style bateau de mon commentaire mais j’ai adoré ! Pour autant cela demande réflexion et relecture attentive. Là il est un peu tard pour mon unique neurone un peu ra-pla-plat !
Merci en tout cas pour tous ces jalons posés.
PS : pour info, je ne suis pas enseignante mais très intéressée par les questions d’éducation.