Étienne Balibar : L’impérialisme et la guerre à l’heure du capitalisme absolu (notes de lecture)

Barbarie-civilisation, René Georges Hermann-Paul, 1899
Barbarie-civilisation, René Georges Hermann-Paul, 1899

 

Bonjour!

 

Étienne Balibar est un philosophe marxiste ou néo-marxiste né en 1942, très lu après mai 68 pour sa co-écriture, avec Louis Althusser, Pierre Macherey, Jacques Rancière et Roger Establet, de Lire le Capital (1965). Il a depuis lors écrit nombre d’ouvrages et articles.
Son texte récent, « Géométries de l’impérialisme au XXIe siècle (1/2) », paru dans aoc.media, montre qu’à 82 ans, il est toujours agile intellectuellement et productif, très stimulant.
Pour l’anecdote, il est le père de l’actrice Jeanne Balibar.

Voici des extraits utiles proposés en guise de résumé, qui certes n’est pas court (c’est selon), mais (ne) représente (qu’)un tiers du texte original :

L’impérialisme et la guerre

l’empire en tant que forme politique possède un lien institutionnel avec la guerre et avec la fonction politique qu’elle remplit. Je l’exprimerai en forgeant un axiome « romain » qui vaut toujours à l’époque moderne : les empires sont toujours en train de faire la guerre à leurs « frontières » (qu’ils déplacent sans cesse) pour créer l’espace du commerce, de la législation et de la culture, autrement dit de la « paix », mais l’inverse est vrai aussi : ils font la paix et en élaborent les institutions pour pouvoir préparer et faire la guerre.

(…)

La seconde proposition n’est pas moins vraie que la première, et même elle en constitue la vérité d’un point de vue matérialiste. La guerre est inhérente à l’impérialisme comme elle le fut aux empires. Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant : il est toujours opportun de relire Tacite.

[Vie d’Agricola : Où ils font un désert, ils disent qu’ils ont fait la paix, ou : ils en font un désert, et ils appellent cela la paix.]

(…)

On voit bien cependant que cette discussion suppose un élargissement considérable de la caractérisation léniniste, qui repose sur la fonction décisive des territoires et des frontières territoriales, telles qu’on peut les repérer sur une carte du monde. Or les empires dont nous traitons ici assoient leur puissance sur l’investissement et la profitabilité du capital.
Les territoires qui leur importent ne sont pas de pures entités spatiales, ce sont des espaces ouverts par la force à l’appropriation de ressources monopolisables : ressources énergétiques (charbon, pétrole, uranium, etc.), ressources minières et agricoles (dont l’exploitation va bouleverser l’environnement), ressources humaines (populations susceptibles d’être réduites en esclavage, délocalisées, mises au travail, enrôlées dans l’armée, etc.). Mais il s’avère vite qu’une grande partie de ces ressources peut être contrôlée et extraite sans avoir recours à une domination directe (ou « souveraineté » s’exerçant sur le territoire) à condition évidemment de disposer des moyens (monétaires et militaires) qui procurent un excès de puissance irrésistible.

Tel fut on le sait le secret de l’impérialisme américain, qui a conféré au « partage du monde » un caractère plus abstrait, occulté sur les cartes sinon sur le terrain, contrôlant les territoires non pas en tant que colonies (sauf exceptions) mais en tant que marchés

(…)

Mais à son tour, cette modalité est « dépassée » aujourd’hui par un tout autre modèle de partage du monde (et de lutte pour son repartage), qui ne porte pas sur des espaces terrestres mais sur des espaces « virtuels » (ou immatériels, dont l’ensemble forme le métavers), distribués (et redistribués, ou contestés) entre des empires de communication. Un tel partage crée ses propres « territoires » en les appropriant, et ses « maîtres » ne sont pas tant des États que des entreprises multinationales avec leurs « réseaux » de distribution et de collecte de data, contrôlant l’activité des États plutôt qu’ils ne sont contrôlés par eux.

(…)

Cette forme révolutionnaire de « territorialité » acquerra-t-elle une autonomie suffisante pour reléguer au second plan la lutte pour l’hégémonie (…) entre les empires industriels (…) ?

(…)

La violence qui s’exerce dans le centre [les pays dominants] et dont l’enjeu est la puissance souveraine (Herrschaft) et celle qui s’exerce dans la périphérie [les pays dominés] pour y implanter et y réassurer en permanence la domination des maîtres sur les barbares qu’il leur revient de soumettre, d’éduquer et de faire travailler, sont qualitativement et quantitativement différentes : la seconde doit être permanente, atroce et elle-même barbare, alors que la première est intermittente (séparée par des traités de paix), et prétend rester civilisée (en vertu des « lois de la guerre »). Elle se « retient » (Hegung des Krieges) alors que la seconde est déchaînée.

(…)

Dans un monde (…) qui se voit sommé par des événements aussi divers qu’une pandémie, une crise monétaire mondiale, mais surtout par la catastrophe environnementale de prendre conscience de certains intérêts vitaux communs à toute l’humanité, donc de faire prévaloir son unité sur ses divisions, à quoi reconnaissons-nous encore les marques de l’empire ? Et comment définissons-nous le régime mondialisé des guerres menées – sur terre et dans les airs, voire dans l’espace « virtuel » de l’infosphère – au nom de valeurs incompatibles au sein même de ce monde « unifié»?

À la première question, je répondrai hypothétiquement : ce sont les empires en déclin qui sont les plus violents (ou les plus cruels dans leur façon de faire la guerre), car ils se sentent acculés à la fois par l’érosion de leurs privilèges et par la ruine de leur prétention de « grandeur » (ou d’élection). La Russie et les États-Unis d’Amérique illustrent aujourd’hui cette thèse (…)

À la seconde question, je répondrai que nous avons atteint un stade d’exterminisme généralisé. (…) le risque d’une annihilation de la planète ne résultait pas seulement des politiques et idéologies impériales des deux « superpuissances », mais aussi de l’ampleur des industries d’armement et de leur place centrale dans l’économie.

(…)

[Il y a] une distribution mondialisée de la violence armée qui inclut tous les degrés de violence et n’épargne aucune société ni région du monde, un continuum entre deux extrêmes : d’un côté les génocides (…) ; à l’autre extrémité l’extermination potentielle dans le cadre d’une guerre nucléaire déclarée ou résultant d’une « escalade » incontrôlée.

[Ce qui suit est une critique de la tradition marxiste (Lénine et Rosa Luxembourg) de l’impérialisme conçu comme stade dernier ou ultime du capitalisme, ne pouvant déboucher que sur son dépassement – « socialisme ou barbarie », une vision téléologique (orientée vers une fin) que Balibar qualifie d’eschatologique. Deux courants théoriques  ont objecté à cette vision. Et il va proposer, avec d’autres, sa définition du capitalisme d’aujourd’hui, le capitalisme « absolu ». Première objection:]

l’impérialisme du capital est originaire, il n’est pas un stade tardif (et moins encore « dernier ») dans l’histoire du capitalisme. Il n’a jamais existé de capitalisme qui ne soit pas impérialiste, bien que ses formes n’aient cessé de se transformer. L’impérialisme n’est donc pas une notion eschatologique, c’est un concept variationnel [Étienne Balibar ne cite que les marxistes, il ne cite ni la « mégamachine », terme que je trouve teinté de racolage et non scientifique, de Lewis Mumford, ni sa reprise par Fabian Scheidler (1)]

(…)

[Deuxième objection:]

Elle porte sur l’idée que de nouvelles phases ou époques de l’histoire du capitalisme, caractérisées par une nouvelle configuration des classes et des luttes de classes, sont séparées par des moments d’incertitude historique (plutôt que de « transition ») dans lesquels les contradictions ne se résolvent pas sans révolutions affectant toute l’armature institutionnelle de la société. Cette idée qui pourrait paraître banale devient problématique, mais aussi, me semble-t-il, éclairante, si l’on admet que la révolution peut s’orienter dans des directions opposées.

Gramsci lui-même a esquissé cette idée (difficile pour un communiste !) à travers la catégorie paradoxale de « révolution passive » (empruntée à un historien italien du début du XIXe siècle) dont il se sert notamment pour décrire les transformations industrielles, sociales et culturelles du « fordisme » américain, et que nous pouvons étendre sans difficulté aux compromis de classe qui, en Amérique sous le nom de « New Deal » et en Europe sous celui de « social-démocratie », ont réformé le capitalisme avec l’appui d’une fraction importante de la classe ouvrière organisée.

Les politiques néo-libérales qui commencent à prendre forme dans les dernières années de la Guerre Froide et deviennent dominantes à l’échelle mondiale après l’effondrement des régimes communistes (sauf en Chine, point décisif)

(…)

il faut admettre que les contre-révolutions sont aussi des révolutions, à ceci près (qui n’est pas rien) qu’elles sont destinées à restaurer une structure hiérarchique de la société

[« Néo-libéralisme »?]

[L’expression] capitalisme absolu. Je sais qu’elle peut prêter à des ambiguïtés, mais j’estime qu’il vaut la peine d’en prendre le risque pour bien faire ressortir les questions en jeu. Je prends cet adjectif « absolu » à la fois par analogie avec la « monarchie absolue » (pour désigner un capitalisme qui règne sans partage, ou du moins ayant réduit ses antagonistes classiques à la défensive) et dans une modalité dialectique (quasi-hégélienne), par opposition avec ce qu’Immanuel Wallerstein avait appelé le « capitalisme historique » : celui qui correspondait aux formes successives de la polarisation du monde entre « centre » et « périphérie ». Le capitalisme absolu « relève » le capitalisme historique. Pourquoi, demanderez-vous, ne pas se contenter de la catégorie de néo-libéralisme ?

Parce qu’à mon avis celle-ci ne correspond qu’à une partie des traits caractérisant le capitalisme nouveau, et suggère qu’on doive pour les interpréter avant tout retourner à l’immémorial conflit entre des politiques économiques qui confèrent un primat soit à des régulations et entreprises étatiques, soit aux opérations de la « libre concurrence » et aux forces du marché. (…) Je pense au contraire qu’il faut analyser le capitalisme absolu comme intrinsèquement postsocialiste et postcolonial. (…) Il faut noter l’importance spéciale que revêt ici l’étude des transformations « postsocialistes » dans la Chine communiste, qui apparaît de plus en plus comme l’État dirigeant de l’évolution mondiale. La Chine est à la fois typique et exceptionnelle dans sa façon de « dépasser » le socialisme vers un nouveau capitalisme. Ayant été plus intensément socialiste, elle prend la tête dans la construction du nouveau capitalisme.

[Le capitalisme absolu:]

le capitalisme absolu est aussi postcolonial parce que la tendance à la marchandisation intégrale de l’existence et à la délocalisation des procès de production (la formation des « chaînes de valeur » mondiales) qui le caractérise n’a pu aller à terme que grâce à la rupture des barrières d’empires et à l’ouverture des économies périphériques aux flux de marchandises et de capitaux (voire de populations) qu’a entraînées la décolonisation formelle (celle des « indépendances »).

(…)

le dénuement extrême se concentre toujours dans le « Sud » (et notamment en Afrique et en Asie du Sud-Est), mais c’est aussi dans le « Sud » que surgissent les champions les plus agressifs du nouveau capitalisme financier et industriel.

D’où le caractère problématique de l’idée d’une stratégie « anti-impérialiste » qui rassemblerait les pays et les masses du « Sud global », représentant leurs intérêts communs. Mais inversement les processus de précarisation et de reprolétarisation s’accentuent dans le « Nord », où les travailleurs sont de moins en moins protégés par les institutions de « l’État social » et bénéficient de moins en moins des privilèges de l’empire. Ce qui, on le sait, ne va pas sans provoquer de violentes réactions sociales, dites « populistes » et rien moins que progressistes. Il y a donc du « Nord » dans le « Sud » et du « Sud » dans le « Nord », ce que j’interprète en disant que la division de l’humanité en conditions inégales, caractéristique du capitalisme et étroitement liée à la structure de l’impérialisme, est toujours présente, mais que sa topographie – ou si l’on veut sa « géométrie » – a connu une révolution.

(…)

Le capitalisme absolu, que dominent les politiques monétaires néo-libérales et les stratégies de profit à court-terme sur les marchés financiers, confère une fonction centrale à la gestion et à l’exploitation de l’endettement, dont il fait son principal instrument de domination sur les individus, les entreprises, les États. Mais des pays et des sociétés qui se situent aux deux extrêmes du rapport d’interdépendance financière y réagissent évidemment de façon opposée : une énorme dette (publique et privée) n’a pas la même signification pour une économie dominée comme celle de l’Argentine, constamment menacée de faillite et soumise aux plans de redressement et aux réformes structurelles imposées par le FMI, et pour les USA qui empruntent dans leur propre monnaie – celle dont ils ont réussi à faire la monnaie de réserve mondiale – et jouissent ainsi de facilités de crédit quasi-illimitées.

[Les deux derniers paragraphes:]

Il est très tentant de voir dans les tendances du capitalisme absolu d’aujourd’hui une forme d’autodestruction encore plus radicale, puisque ce ne sont pas seulement des vies humaines qui sont continuellement anéanties, mais les conditions biologiques et écologiques en dehors desquelles il ne peut tout simplement plus y avoir de vie (humaine ou autre). (…) Et certes nous sommes de plus en plus nombreux à prendre conscience de la gravité de cette menace et de l’urgence d’y faire face par tous les moyens, mais l’articulation d’une telle conscience avec des mouvements politiques qui s’attaqueraient à l’inégalité du monde est pratiquement impensable, aussi longtemps du moins que les états et les sociétés elles-mêmes continueront d’être gouvernés par la règle du profit maximum, et non de la préservation de la vie.

Aussi longtemps également qu’aucun programme crédible n’aura pris forme qui combine l’objectif d’une décroissance rationnelle avec celui d’une élimination de la pauvreté. Un tel programme pourrait être désigné comme socialisme post-impérialiste. Mais ni son langage ni les forces qui l’imposeraient ne semblent exister (encore). Vous voyez que cette seconde partie de mon exposé ne conclut pas de façon plus optimiste que la première.

 

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Notes:
Crédit pioches texte et image: Hellin.
Pour les curieuses et les curieux, la suite 2/2 est lisible ici, toujours chez aoc.media.

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  1. Dans son remarquable La fin de la mégamachine, un superbe historique du monstre qui a cinq mille ans, plus qu’un état des lieux de sa disparition…[]

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