Pianus, pianar et pianèse *

(Photo G.L.)
(Photo G. L.)

Bonjour!

J’ai souvent écrit « pianon ». Mes doigts ont souvent écrit « pianon ».

Je suis l’heureux propriétaire d’un piano neuf depuis hier midi.
Il est européen, un vrai Européen, puisque allemand de bout en bout, de la marque Rönisch (aujourd’hui petite soeur de Blüthner), laquelle fut, grâce au communisme réel, préservée de la disparition capitalistique concurrentielle à Dresde puis à Leipzig pendant quelques décennies.
Je l’ai acheté chez l’excellente maison Esther à Liège, « La plus ancienne maison de pianos de Wallonie – Agence Rönisch » , de père en fils depuis trois générations, au site Internet très documenté.
Rönisch a mis au point en 1866 le premier cadre métallique complet : blindé, déployant cinq nervures et couvrant l’ensemble du sommier, devenu un standard des pianos modernes. Les cordes de mon Rönisch ont été fabriquées par une entreprise allemande qui depuis plus d’un siècle produit les meilleures cordes de piano d’Allemagne et de je ne sais où, ou à peu près. RÖSLAU : la firme de Bavière est devenue au fil du temps insurpassable pour la beauté sonore et la résistance de ses cordes d’acier pour piano. Pour les mailloches en mouton qui frappent les précédentes, c’est pareil: une autre entreprise qui ne fait que ça et les meilleures d’Allemagne, ou à peu près, et depuis longtemps, en est responsable. La firme Helmut ABEL a atteint un haut degré de perfection dans la production de têtes de marteaux. Les touches, les pédales, le mécanisme entre la touche et la mailloche, la table d’harmonie en épicéa sélectionné, l’ébénisterie laquée en miroir, les insertions en laiton poli, c’est Rönisch. Chaque vis cruciforme de la charnière du couvercle du clavier (vous suivez?) est inclinée à l’identique.
Vous avez compris, on est dans les valeurs sûres, pas dans l’improvisation – alors que moi je ne joue pas autrement. Ici règne la tradition, dont j’ai tant souffert, pas l’aventure, que j’ai tant aimée.
Si j’ai acheté celui-ci celui-là, et pas un Yamaha X1, Z1 ou X3, dont j’ai oublié le blaze, de la série toujours fabriquée au Japon mais pas encore en Chine, qu’ils disent, c’est parce que j’ai été soixante-huitard, et Freddy Esther aussi: je lui fais confiance. « Mai 68 » , c’est mieux que « Vu à la télévision », comme argument de vente, nous sommes bien d’accord. Bientôt les publicitaires s’en aviseront, et ils apposeront un macaron « Mai 68 » sur les photos de certains articles de garde. À la télé.

Je vis avec un piano depuis quarante ans, autrement dit, à peu près depuis mes 26 ans, et celui-ci doit être mon quatrième. Les précédents étaient des pianos d’occasion bien sûr, et le dernier, allemand lui aussi, qui avait cent ans, était dans un état de conservation exceptionnel, avec ses touches en ivoire, pas en pétrole, comme neuves, comme fraîchement extraites d’un éléphant offert et vendu vivant par Léopold Deux aux manufactures rhénanes. Il m’avait longuement attendu sans être joué. Le pianon, pas le citoyen Deux.

Depuis trois ou quatre ans, je joue du Klavier à nouveau presque chaque jour, entre dix et quarante minutes, sans partitions, sans apprentissage de l’instrument – si j’excepte six mois à prétention initiatique lors de mes 14 ans. J’ai comme formation musicale les quatre années de solfège pour adultes, à raison d’une heure et demie par semaine, que dispensent en Belgique les académies de musique, où j’ai aussi suivi deux années de saxophone ténor. Le tout a fait de moi, par étapes, un ignorant avec des lacunes. J’ai soufflé dans le second instrument pendant sept ans au sein d’un groupe d’amateurs. Nous étions passablement incultes au départ, et, quand le niveau a monté, j’ai commencé à m’ennuyer, à quoi s’ajoutait le fait que le rythme n’est pas mon fort alors qu’il est une exigence absolue en groupe, bien entendu. La page est tournée, je ne jouerai plus jamais du saxophone. C’est un instrument merveilleux, mais il faut beaucoup d’assiduité pour en tirer le son que je n’ai jamais réussi à obtenir que sur une moitié de son étendue, et, autre inconvénient pour les paresseux, sans cesse il faut le monter, l’accorder, le démonter, le sécher, le ranger. Au piano, la note est faite, on s’assied, et on joue. Yehudi Menuhin a dit, lorsque il a cessé de se produire au violon pour ne plus se consacrer qu’à la direction d’orchestre: aujourd’hui, je quitte l’enfer. Il est clair que la raison en était qu’il ne jouait pas du pianah, pianard, piajama.

Ce qui est remarquable avec l’instrument, en conséquence à tout le moins de ma manière de le toucher, comme disent joliment les hispanophones ou castillanophones et quelques autres pour « jouer d’un instrument »: tocar, c’est que passer d’un piano à un autre induit d’autres mélodies, d’autres jeux, d’autres atmosphères ou ambiances, d’autres gestes et automatismes, et même d’autres idées. Une preuve de plus que l’existence précède l’essence, comme l’affirmaient Démocrite, Spinoza ou Marx, et pas le contraire, et tous les idéalistes l’ont dans l’oeil, la poutre du piano – sachant que nul ne peut plus ignorer, depuis Bataille, l’orifice ici désigné. Bon, j’ajoute en langue franchouillarde: pour ce que j’en dis…

Mais, en bref et en quatre mots comme en six, votre temps est précieux. Arrêtons là.

Je joins les quatre premiers morceaux enregistrés au départ de mon nouveau joujou. Je les ai mis sur mon site et je les livre avec toute la capacité d’oubli qui seule me permet de m’asseoir devant les lignes noires et blanches et d’y faire courir mes doigts, sans laquelle je serais paralysé: perdre tout souvenir des talents qui s’expriment au piano partout dans le monde, et me jeter.

Bonne nuit, bonne soirée, bonne journée.

Guy

Méditation Mon nouveau piano est un piano neuf (2:36)
Presque sans erreur, merci Pachelbel (2:05)
Bluesy Pachelbel & Pachelbelly Blues (2:29)
Ewa Naissance (1:33)

PS et * : le titre de ce billet est un clin d’oeil adressé à ceux qui se reconnaîtront – une private joke ainsi que je n’aime pas à le dire en ma langue.

Une réflexion au sujet de « Pianus, pianar et pianèse * »

  • 25 novembre 2013 à 1h37
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    J’ai passé un superbe moment à cette heure tardive !
    J’attends avec impatience d’entendre la Chaconne 😉
    Sofie

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