Jean-Pierre, 42 ans – L’hypocrisie sinistre de l’aide sociale en Belgique

D’après une photo de Revelli Beaumont, Sipa

 

Bonjour!

 

L’État social belge dit ne laisser personne au bord du chemin. Tout résident sur le territoire a droit à une aide inconditionnelle pour sa subsistance, s’il échappe à toute autre allocation.
Typiquement, l’époque a voulu renommer l’ancienne assistance publique en aide sociale, et le minimum de moyens d’existence, ou minimex, est devenu un revenu ‘d’insertion’. Changer le nom est devenu un poncif de l’action managériale, publique comme privée. Un mantra. Vous connaissez le nom de votre distributeur d’électricité?
Ici, le petit problème est que les personnes sans domicile échappent à ce minimum absolu. Vous comprenez, si elles n’ont pas de domicile, comment établir leur dossier, où les contacter, où leur remettre quelques picaillons? L’obstacle est insurmontable pour l’administration et la puissance publique 2.0 du marché total du XXIème siècle.
Il s’agit bien de puissance… L’État social ne laisse personne sur le bord de la route – sauf ceux qui n’ont pas de domicile. C’est aussi grotesque qu’irréel. Je crois rêver.

Mais je suis bien éveillé.
Nous sommes samedi. On sonne à ma porte vers quatorze heures.
Un homme me demande un peu d’argent « pour son pétrole ».
Je le fais rentrer et voici Jean-Pierre, 42 ans, sans domicile fixe.
Il loge dans une tente à Seraing. Comme papiers d’identité, il dispose d’une déclaration de perte de ses documents: domicile, néant.

– Quand vous quittez la tente le matin, vous êtes sûr de la retrouver le soir?
– Oui, oui. Mon frère y est tout le temps.
– Ah, vous avez un frère avec vous?
– Oui, il est malade.
– Et personne ne vous vole ou ne vous cherche misère?
– Mais non. …Jamais.
– Vous avez des amis chez les gens qui vivent comme vous?
– Ah non!

Contre le froid, un réchaud à pétrole. Il sert aussi à la toilette et aux repas. Jean-Pierre et son frère ne manquent ni de nourriture, ni de boissons, ni d’équipement. « Le devant de la tente est rempli! » Cependant, il leur faut pour cinq euros de pétrole chaque jour.

Jean-Pierre accepte un café. Noir.

– Pourquoi ne pas recourir aux associations, aux abris de nuit ou autres, pour la toilette, pour se réchauffer, dormir?
– C’est bourré, hein, là-bas. Bourré!
– Et ça pue!

 – Vous pouvez recueillir combien d’argent en un jour? Les meilleurs jours.
– Quarante euros. …Jamais plus.
– Si vous vous fouliez la cheville, [j’ai vu qu’il boite], et que vous ne pouviez plus chercher de l’argent pendant quelques jours, comment feriez-vous? Vous avez des réserves? »
Avec un grand sourire et une lumière dans les yeux:
– Bien sûr, bien sûr! J’ai des réserves. Je fais des économies.
Et Jean-Pierre me dit même où il les cache.

– Vous buvez? Vous vous droguez, vous prenez un produit? Je bois du vin chaque jour, moi, vous savez.
– Non, non. Rien! Et l’alcool, c’est fini!
– Ah bon. Avant, vous buviez parfois?
– Oui. À Noël, j’ai fait une crise de boisson. Maintenant, c’est fi-ni.
– Ah, c’était il y a pas très longtemps, alors.
– J’ai fait quatorze jours de cachot. On m’a dit de ne plus recommencer. Quand je me suis réveillé, je n’en revenais pas de voir ce que j’avais fait. Ah là là.
Rigolades.
– Oui… On n’est pas fier le lendemain!
– Oh non.

À aucun moment je ne l’entends se plaindre de son sort.

– Vous avez un téléphone?
– Non.
– Votre frère en a un?
– Non.
– Et s’il va mal et qu’il lui faut de l’aide, comment ferez-vous?
– J’appelle une ambulance.
– Mais vous n’avez pas de téléphone!
– Il y a un paki tout près. Je le connais bien, maintenant. Depuis le temps! Je peux téléphoner chez lui.

Je lui donne de quoi alimenter le réchaud pour quelques jours.
Quand je le raccompagne:
– C’est comment votre nom?
– Jean-Pierre.
– Ah, bien. Moi, c’est Guy.

11 réflexions au sujet de « Jean-Pierre, 42 ans – L’hypocrisie sinistre de l’aide sociale en Belgique »

  • 3 mars 2018 à 23h09
    Permalink

    Je ne vous apprendrai rien Guy si je vous je vous dit qu’Internet (et ses réseaux), c’est tout et son contraire; une liberté et l’esclavage.
    Si Internet arrange les pouvoirs parce qu’il canalise une colère qui sinon serait dans la rue, il les effraie tout autant puisqu’il révèle des informations que ceux-ci préféreraient être tues.
    Ne pas utiliser FB ou Twitter relève d’un choix; celui d’éviter le risque d’un conditionnement.
    Pendant que je suis dans le virtuel je ne suis plus dans le réel, je le délaisse. Et c’est une erreur qui peut me coûter cher; les absents ont toujours tort. Même si cette assertion peut se trouver invalidée quelque part elle révèle aussi une vérité. Déclinez ceci aux masses et vous obtiendrez un résultat plutôt aléatoire, ce qui pourrait se retourner contre elles. Néanmoins tout résultat au final dépend du maniement de l’outil.

    Répondre
  • 1 mars 2018 à 7h41
    Permalink

    Qu’importe combien on donne, ou sous quelle forme, on ne perd rien à donner. Mais surtout, dans des situations semblables, ne jamais oublier que la parole est d’or. Il faut aussi la donner.

    Répondre
  • 27 février 2018 à 16h26
    Permalink

    Merci pour ce témoignage. C’est courageux. Je m’interroge souvent sur les laissés-pour-compte. Je ne sais jamais trop comment réagir à leur demande. Tu nous donnes un bel exemple d’ouverture.

    Répondre
  • 27 février 2018 à 16h07
    Permalink

    « Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée »
    Victor Hugo, extrait de Quatre Vingt Treize (1874)

    Répondre
  • 27 février 2018 à 11h29
    Permalink

    Bonjour,

    Il y a des CPAS qui acceptent de servir de boîtes aux lettres, comme si vous aviez un domicile fixe donc et de fait ceci vous ouvre le droit au rmi. Mais étant passé par là, il m’avait été dit que chaque commune avait ses règlements quant à l’octroi du rmi.
    J’ai parlé avec une personne hier ici sur le boulevard, il faisait glacial; les gens le connaissent et lui donnent à manger, le problème n’est pas là. Des gymnases sont ouverts par grand froid mais on a pas envie de se retrouver entouré de gens « comme soi ».
    Je n’ai pas connu la rue, j’ai connu la précarité, de plus dans une province riche. Je suis parti du pays et n’oublierai pas.
    Las, ici en France, elle saute aux yeux ne pouvant se cacher; dans les supermarchés vous voyez des gens qui doivent remettre ne fut-ce qu’un légume dans le rayon ne pouvant se le payer (et qui sortent sans rien) ou bien qui ne peuvent dépasser un montant de cinq euros pour leurs achats.
    Des années de précarité ont aussi des conséquences directes sur la santé, c’est connu.
    Ajoutez à ceci l’ouverture des frontières aux gens de l’Est par exemple; en France il y aurait 600 000 illégaux. Oui oui c’est raciste mais vivez ici et vous le devenez, un mal français en quelque somme.
    Un bon coup d’ultralibéralisme sur tout ça et vous avez le tableau.
    Et beaucoup de ne se rendre compte de rien simplement parce qu’ils sont nés dans ce système (les gens de trente ou quarante ans nés en 70 ou 80) ou par ignorance ou parce qu’ils sont du bon côté.
    Bref…!

    Répondre
    • 29 mai 2018 à 21h18
      Permalink

      Il y a 24 ans, un groupe de SDF s’est révolté dans les rues de Bruxelles et a rameuté d’autres groupes de Liège, Charleroi, Mons, Leuven et Antwerpen. Après une dizaine d’années, on a obtenu qu’une personne sans domicile puisse être domiciliée au CPAS. Conditions : 18 ans, en séjour légal, seul et unique CPAS c’est celui qui se trouve sur la commune (tente, garage, chez ton copain…) et que l’AS peut venir vérifier (même si tu n’es pas là il faut « laisser des traces ».
      4° : ne pas avoir de revenus suffisants : si tu as ta pension ou invalidité ou chômage ou RIS… tu as zéro, donc tu n’a pas de revenus. Tu peux aussi faire valoir des dettes ou pension alimentaire.
      5° Dernier truc : « avoir été radié de l’ancienne commune » et la circulaire de 2006 précise que c’est au CPAS d’en faire la demande, toi tu ne peux pas le faire.
      consulter http://www.frontsdf.be et tu trouves aussi un GSM et adresse mail pour contact !

      Répondre
  • 27 février 2018 à 9h50
    Permalink

    L’Etat social laisse beaucoup de personnes « au bord du chemin », même des personnes qui ont (encore) un domicile ou une résidence… Si tu revois Jean-Pierre, demande-lui quand même s’il a fait une demande d’adresse de référence et de revenu d’intégration au CPAS de Seraing ? Si oui, avec quel résultat ? Et si non, on peut essayer de l’y aider, lui et son frère. Sachant que l’ « accueil » au CPAS de Seraing, ce n’est pas toujours ça ! Heureusement, il y a les pakis…

    Répondre
  • 26 février 2018 à 20h46
    Permalink

    J’aime vos posts, Guy.
    Ils sont, comment dire, simplement et formidablement humains.
    Et cette histoire, paradoxalement, et malgré le titre que je trouve, comment dire, convenu, m’a donné une belle énergie.
    J’ai aimé vos échanges avec Jean-Pierre.
    Un Jean-Pierre qui semble plus que survivre.
    Il s’arrange, il prend, quelque part, sa vie en main. Il connait le paki du coin, il a su créer avec vous un contact vrai, il a mis de l’argent de côté.
    Loin de beaucoup de ces gens à la dérive – j’en ai connu certains – qui bénéficient d’une manière ou d’une autre de l’aide sociale et qui passent leur temps à, à?, en attendant les tickets repas et autres, il s’en va, frapper aux portes, et il fait des rencontres, de belles parfois, comme celle-ci.

    Répondre
  • 26 février 2018 à 20h45
    Permalink

    super Guy !
    Bonne petite tranche de vie, super parlante.
    Je continue de penser que ce genre de publication rehausserait le niveau de FBook et pourrait donner lieu à des échanges intéressants.

    Répondre
    • 1 mars 2018 à 16h05
      Permalink

      Je n’ai pas de certitudes intellectuelles sur l’efficacité, pour le mouvement social, des réseaux dits sociaux. Peut-on en tirer bénéfice, malgré la toxicité profonde et avérée des grandes firmes comme Facebook? Je ne suis pas sûr que les printemps arabes ou d’autres mouvements, qui ont mis à profit les réseaux sociaux, ne se seraient pas développés sans Internet. Et sur un plan sensible, je suis incapable de participer à cette déferlante de la culture du moi.

      Voici ce que vient de décider Caroline De Haas il y a quelques jours:
      « Je suis fatiguée de ces espaces sur lesquels des agresseurs, par milliers, me harcèlement et m’insultent en toute impunité.
      J’arrête. Je quitte les réseaux sociaux pour un temps indéterminé.
      La bonne nouvelle ? C’est qu’on peut changer le monde sans être sur les réseaux sociaux. Je me dis même qu’on le change sans doute mieux sans eux. »

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.