Liège, samedi 11 août, 21h50.
Je rentre vers ma voiture garée en Féronstrée. Devant l’Innovation, place Saint-Lambert, un jeune homme me demande de l’argent « pour manger ». Avec le sourire, je fais une plaisanterie incertaine:
– Pour manger? Mais vous êtes gros!
Il se montre des deux mains, il est mince, assez maigre en fait.
– Je ne suis pas gros…
– Oui, mais bien plus gros que lorsque vous étiez enfant.
Il est calme, propre, avec une certaine douceur. Je lui donne cinquante centimes.
– Vous allez manger quoi?
– Une durum.
– Ah. …Et vous allez la manger où, votre durum?
– Dans le Carré.
C’est le quartier des bistrots dont certains ne ferment qu’au petit matin, ou jamais. Ce quartier est dans mon dos. Au feeling, j’ajoute une pièce de deux euros.
Après quelques pas, je me retourne, et je le vois marcher derrière moi. Je me fais un premier roman: il ne va pas dans le Carré, il ne va pas manger.
Puis je remarque qu’il semble avancer avec un compagnon, un homme d’une quarantaine d’années, au visage neutre et fermé. S’approchant de moi, ils se taisent. Je me fais mon second roman: le jeune homme est aux mains d’un réseau, et le costaud le fait mendier pour lui.
Je reprends mon chemin. Je me retourne à nouveau. Ils sont à l’arrêt et ça parle. Je me rapproche et j’entends le deuxième:
– Et tu étais encore là il y a trois jours. Et hier…
Je me rapproche à nouveau. Je remarque alors que deux personnes, une femme et un type nettement plus costaud encore, se sont ajoutés aux deux premiers. Les trois en jeans ou équivalents, polos, baskets, habillés comme pour un barbecue. Mais les baskets, me dis-je, ça permet de courir! À un mètre du groupe, je demande au deuxième homme:
– Vous êtes policiers?
– Oui.
Dans ces cas-là, je reste en attendant la suite, éventuellement jusqu’à la prière plus ou moins expresse que l’on me fera, de dégager. Je paie mes impôts, je paie leur salaire, nous sommes en démocratie.
– Vous savez que si vous l’empêchez de mendier, vous le poussez à la délinquance?
– Monsieur, nous appliquons les règles.
Personne ne s’énerve, nous sommes tous apparemment calmes. L’objet de la conversation est aphone.
– Oui, je sais que ce n’est pas vous qui créez les règles.
Petit silence.
– Monsieur, continuez votre chemin, laissez-nous travailler. » Il me montre la direction du Carré.
– Je vais par là », dis-je en montrant la direction opposée.
Dix mètres plus loin, deux jeunes femmes avec des badges WWF me parlent des gorilles africains. Je dis que je connais. Je raconte brièvement la scène précédente. J’apprends qu’elles sont payées, un fixe plus un pourcentage, pas par WWF, mais par une boîte de marketing. C’est gai. Au moment de les quitter, la plus tenace me redemande « Alors, vous ne donnez rien pour les gorilles? »
– Non, je donne souvent, c’est un budget. Je donne à des êtres humains qui vivent ici.
Je vais me refaire le moral à un bistrot de la place du Marché, en face de l’hôtel de ville, cette grosse bâtisse à l’architecture convenue et passée, que j’appellerais volontiers pâtissière, où au rez-de-chaussée sont exposés dans des vitrines les vêtements portés par des membres de la famille royale lors de telle et telle « joyeuse entrée » dans la « Cité ardente ». Négus, le patron avec qui je copine, m’écoute. Le thé au gingembre est bon, nous parlons. Je le quitte. En rentrant chez mon automobile, comme le chante quelque part Nougaro, je passe en revue les mots qui m’ont manqué et que j’aurai une prochaine fois. Vous appelez ça travailler? Le règlement est communal, il est le produit d’un accident électoral local. Les policiers sans état d’âme devront un jour appliquer une règle contraire à celle aujourd’hui en vigueur.
Bientôt les élections.
Merci la majorité sortante.
PS: le mot « travailler » dans la bouche du policier (Laissez-nous travailler), …n’a pas manqué de me piéger.
Eux travaillent, les policiers. Moi, je suis un badaud, je ne travaille pas.
Nous sommes un samedi, et à 22 heures, nuit tombée, certains travaillent, tandis que d’autres ne travaillent pas.
Le travail est sacré, n’est-il pas? (La blague ajoutait: Aussi, je n’y touche pas.) Le travail est sacré parce qu’il est la source de toutes les vertus. Et la preuve en est que l’oisiveté est la mère de tous les vices. (Mon voisin me dit: L’oisiveté, mmh. Mais la paresse?)
Dans notre histoire, la phrase Laissez-nous travailler a valeur de Fichez-moi la paix, et de rabattre l’interlocuteur à une insignifiance, celle du: Ne travaille pas, lui.
Et quelques autres choses encore. Mais il est tard, les lecteurs sont fatigués et ils vont dormir.
Je ne vais tout de même pas continuer pour des endormis.
Bonsoir Guy,
C’est très bizarre, je pense que Liège est PS et la ville (Fr) où je vis est Les Républicains, donc de droite ; beaucoup de mendiants et de sans abris qui dorment à même le trottoir. Ils sont très peu inquiétés.
Quand au travail je ne vous dirai jamais tout le mal que j’en pense, j’exècre ce mot et cette fierté stupide que « d’en avoir » ; un peu comme les coui… si vous voyez ce que je veux dire.