Moldavie. Un rein pour un saxophone

Rein-Saxo
Photo saxophone: G. L. – Schéma rein: …Internet

 

Bonjour!

Ceci se passe en Moldavie en 2004.

La Moldavie, État perdu entre la Russie et la Roumanie de l’Union (pardon, « Union » entre guillemets, toute provisoire) européenne (pardon, « neuropénienne »* pleine d’avenir), était au bord du gouffre.
Depuis lors, elle a fait un grand pas en avant: c’est monsieur Barroso qui nous l’a juré à l’occasion d’un traité commercial.

L’histoire, que les optimistes diront donc ancienne, est relatée dans un article du Monde:

Un rein pour un saxophone

Pour changer de vie, Sergiu, 23 ans, a accepté de vendre l’un de ses reins. Des réseaux, liés à des cliniques turques, fournissent le marché des transplantations en Israël et en Occident.

Sergiu Axenti serre contre lui son saxophone. Cet instrument, dont il rêvait depuis l’enfance, lui a coûté un rein. « J’avais 23 ans, j’étais marié depuis un an et ma vie était déjà finie, lance-t-il. J’avais entendu beaucoup d’histoires sur les Moldaves qui vendent un rein en Turquie. J’ai des amis qui l’ont fait, mais ils se sont fait avoir. J’ai décidé de le faire moi aussi, mais à ma manière. »

A Edinet, petite ville située dans le nord de la Moldavie, la vente d’un rein pour une poignée de dollars n’est pas un acte extraordinaire. Enclavée entre la Roumanie et l’Ukraine, la Moldavie est devenue le principal fournisseur d’un commerce aussi sordide que lucratif : le trafic d’organes qui relie cette ancienne république soviétique à Israël et aux pays occidentaux via la Turquie.

A 23 ans, la vie de Sergiu, comme celle de beaucoup de jeunes Moldaves, était dans une impasse. Enfant, il a erré d’un groupe de musique à un autre avant d’échouer au collège musical Stefan-Neaga où il a commencé à étudier la clarinette. Au terme de sa première année, il est renvoyé pour cause d’absences répétées. « Je devais aller jouer dans des mariages pour payer mon loyer à Edinet, raconte-t-il. Ma mère vivait dans un petit village où elle ne gagnait rien et mon père nous a quittés lorsque j’avais 3 mois. » Le jeune Moldave fait ses bagages et prend la route de la Roumanie voisine. « C’était dur, mais j’ai survécu une année à Giurgiu, dans le sud de la Roumanie, sur les rives du Danube, se souvient-il. Je me suis fait des amis parmi les musiciens roumains et turcs que j’ai rencontrés. »

Des contacts lui permettent de contourner les réseaux de trafic d’organes en Moldavie. « Ce n’est pas un bon plan de faire appel aux Moldaves pour vendre un rein, explique-t-il. Tu es payé en moyenne 3 000 dollars, le reste va à ceux qui organisent l’opération. Je me suis dit que si je devais me séparer de mon rein, il fallait en tirer le meilleur prix. »

Il se rend alors directement à la source, en Turquie. « J’ai contacté un ami turc qui a tout arrangé à Istanbul », avoue-t-il. « J’y suis arrivé fin août 2003, précise-t-il. Le soir même, on m’a conduit dans une clinique où on m’a fait un scanner et un tas d’analyses. Le lendemain, j’ai signé des papiers où je donnais mon accord pour la transplantation de mon rein à Razi, un Israélien âgé de 24 ans. J’ai été hospitalisé à 16 heures et l’opération a eu lieu à 21 heures. » Depuis la fin des années 1990, les cliniques privées turques sont devenues une plaque tournante du trafic de reins moldaves.

« Je suis resté à l’hôpital une semaine, le temps de récupérer après l’opération, continue Sergiu. Les parents de Razi ont été très gentils avec moi. Ils m’ont rendu visite et m’ont offert une veste toute neuve. Ils m’ont versé 10 000 dollars pour mon rein. Une fortune, n’est-ce pas ? » Certes, comparé à 3 000 dollars, le prix moyen à la bourse moldave du trafic d’organes, 10 000 dollars est un véritable pactole.

FÊTE DE MARIAGE

« J’ai mis l’argent dans mes baskets et j’ai pris l’avion pour la Moldavie, dit Sergiu. Quand je suis arrivé à Edinet, ma femme, qui n’était pas au courant de mon aventure, s’est évanouie deux fois. D’abord, parce que j’avais un rein en moins. Ensuite, lorsque j’ai jeté les 10 000 dollars sur notre lit. Elle n’avait jamais vu autant d’argent de sa vie. »

L’argent a servi à acheter un appartement à Edinet et surtout un saxophone et autres accessoires musicaux. Pour Sergiu, le rêve de sa vie s’est accompli. Un rein de moins et un saxophone de plus a été pour lui une véritable victoire. « J’ai pu aussi me payer une vraie fête de mariage avec Tania, ma femme, ajoute-t-il. Elle est tombée enceinte, depuis, et ma vie a pris un autre cours. » Sergiu s’est installé dans cette nouvelle vie de musicien. Remarqué par les membres d’une association française alors qu’il jouait dans un bar à Edinet, il se voit proposer un voyage en France. « Je suis allé à Charleville, à Amiens et dans d’autres villes dont je ne me rappelle plus les noms, déclare-t-il. De mars à juin, je serai de nouveau en France pour des concerts destinés aux personnes âgées et handicapées. A Edinet aussi, je connais le succès. Je fais beaucoup de mariages et gagne bien ma vie. Maintenant je suis une petite vedette locale. Mon rêve est de mettre en place un vrai studio de musique. »

Sergiu met pourtant un bémol à sa « success story ». « Ma mère a été choquée quand elle a découvert ma cicatrice, avoue-t-il. Je ne lui avais rien dit mais elle a tout de suite compris. Début mars, elle est partie en Italie où elle compte travailler au noir pendant cinq ans. Elle veut économiser pour acheter un rein et me le remettre. Je n’ai rien pu faire pour l’en empêcher. Elle n’a que moi. »

Sergiu colle ses lèvres sur son saxophone. Il ferme les yeux mais ne joue pas. « Savez-vous pourquoi je pleure ?, interroge-t-il. Je suis heureux d’être encore ici. Depuis que j’ai vendu mon rein, j’ai compris combien la vie était précieuse. Je ne regrette pas de l’avoir fait. Razi, le jeune Israélien qui l’a reçu, ne pouvait se déplacer qu’en fauteuil roulant. Maintenant, grâce à mon rein, il marche. Au moins j’ai l’impression d’avoir sauvé une vie. Mais j’ai peur pour la mienne. Souvent j’ai peur de m’endormir car j’ai l’impression que je suis encore sur la table d’opération et que je ne vais plus me réveiller. Oui, pour moi, vivre, c’est quelque chose de très urgent. »

Mirel Bran, LE MONDE 25.03.04

[Article ici en pdf]

 

Guy

 

*  J’use et abuse du mot neuropénienne pour européenne, mais uniquement dans l’expression Union neuropénienne.
Elle le vaut bien!
Neuro pour neurotique ou névrotique. Et pénienne pour cette saloperie de politique de puissance, machiste, viriliste, guerrière, suprématiste mâle, tueuse de femmes, exprimant un trait éminemment archaïque toujours significatif de notre espèce à l’ère de la civilisation actuelle, occident mondialisé compris. Le dernier auteur que j’ai entendu le dire, après Françoise Héritier et quelques autres, est Pascal Picq, auquel je consacrerai un billet dans quelques jours. [Fait le 23 mars 2017.]
En attendant, vous trouverez facilement son dernier livre, paru il y a quelques mois: Premiers hommes : la nouvelle histoire de nos origines, Flammarion 2016.

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