Chronique de crise – En terrasse

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– Salut, Rrrr. Tout va bien?
– Ça va ça va. Enfin, il me semble. Aussi bien que possible, les choses étant ce qu’elles sont.

– Tu as vu ce texte d’un Américain, qui dit dans un journal de New York que la France est le pays au monde où il fait le meilleur vivre?
– Oui, j’ai lu.
– On peut boire du vin ou de l’alcool en France, croire en Dieu ou pas, tromper sa femme sans courir d’opprobre, et on dispose là-bas d’écoles gratuites.
– Oui, j’ai lu ça. Pourtant, les riches Français s’installent à Bruxelles.
– Oui, à Molenbeek.
– Hi hi. Et les étudiants français fuient en nombre l’école française gratuite, …pour l’école belge.

        « La France incarne tout ce que les fanatiques religieux ont toujours haï : la jouissance de la vie sur Terre d’une myriade de façons : une tasse de café parfumé et un croissant au beurre le matin, de belles femmes habillées en robes courtes qui sourient librement dans la rue, l’odeur du pain chaud, une bouteille de vin partagée entre amis, une touche de parfum, les enfants qui jouent au Jardin du Luxembourg, le droit de ne croire en aucun Dieu, de ne pas se soucier des calories, de flirter et fumer et de faire l’amour en dehors du mariage, de prendre des vacances, de lire ce qu’on veut, d’aller gratuitement à l’école, de jouer, rire, argumenter, de se moquer des prélats et des politiciens, de ne pas se soucier de la vie après la mort.
Aucun pays ne profite autant de la vie que les Français. Paris, nous t’aimons. Nous pleurons pour toi. Tu es en deuil ce soir, et nous sommes à tes côtés. Nous savons que tu riras à nouveau un jour, tu chanteras, tu feras l’amour et tu guériras, parce que l’amour de la vie est ton essence. Les forces du mal vont reculer. Elles vont perdre. Elles perdent toujours ».

– C’est un Américain! Je veux dire, un Américain des USA. Il a dit « les forces du mal » : c’est une signature, ça. Peut-être qu’il a voté Bush.
– Américain? Des USA? Bien sûr. Il n’y a pas d’autres Américains. Les USA ont acheté le mot. Les autres portent d’autres noms: Canadiens, Mexicains, Vénézuéliens… Ça me fascine depuis mes quatorze ans.
– Je comprends ça.

– C’est un Américain qui a de l’argent et qui voyage.
– Oui.
– Il parle des femmes et pas des hommes. Le monde est fait pour les hommes, qui donnent leur évaluation devant les caméras, comme dans les championnats de patinage sur glace: quel est le degré de liberté des femmes (je ne parle pas d’autre chose, hein), quel est leur taux de disponibilité sexuelle? Plus on les voit dénudées sur les images du commerce, plus ils aiment.
– Oui. Il n’a pas dit que les hommes sont charmants en France et que ce pays est un paradis pour les femmes.
– Et il a bien fait de ne pas le dire! Une Française meurt tous les trois jours de violence conjugale. Et zéro Français. Et un certain nombre de Françaises tuées par leur compagnon ne sont pas dans la statistique, puisqu’elles ne sont pas mariées.

– Il est instruit et bien informé.
– Certes. Et en voyage, il couche avec d’autres que sa femme, à Paris ou à Bordeaux, sans ennuis pour sa carrière conjugale.
Carrière conjugale, ha ha. Peut-être. Il a l’air de savoir de quoi il parle.
– La France est le pays où ces Américains-là vivent le mieux.
– Yesse. Et Bruxelles est le pays où les riches Français vivent le mieux.
– Tout à fait!

– Hum… Depuis au moins 1980 il se dit, il se murmure, il se susurre, que la France n’est plus ce qu’elle était.
– …Qu’elle décline?
– Les coincés le disent ainsi. Ils ont des têtes tristes, même à la télé, alors qu’ils sont heureux d’y paraître. Voyant que la France vient à une place plus conforme à sa taille dans le monde, une place plus conforme à sa part de la population mondiale, ils le disent ainsi, oui: « La France décline ».
– Mais la France se relève quand elle vend des avions de chasse et de l’armement!
– Ils le pensent, oui. C’est comme une érection pour eux.
– Ha! En effet. Mais mon propos n’était pas le déclin des hommes tristes. Mon idée était que depuis quelques décennies, la France connaît un chômage de masse et permanent, des inégalités croissantes, un écrasement de la part salariale et sociale au profit des tout grands riches, un endettement massif de l’Etat pour sauver la finance, un « estompement de la norme » disent les uns, et une marchandisation générale des consciences, une montée de l’exclusion et de la relégation, et de l’insignifiance dit un autre, une destruction de l’avenir des jeunes des classes populaires… Pas que la France, d’ailleurs.
– Au secours!
– Une droitisation de toutes les élites, socialistes en tête…
– Oui, au secours!
– Ça n’est pas rien.
– Et ça évolue dans le mauvais sens.
– Yesse, ça s’accentue.

– Pff…
– De leur côté, les Français qui n’ont pas les moyens d’émigrer en Belgique votent Front National.
– Ça se comprend.
– C’est l’espoir humain, qui ne connaît pas de limites.
– Oui. Marine Le Pen porte la lourde charge des espoirs des Français perdus, pas riches, pas employés, pas urbains, pas jeunes.
– Et pas trop malins.
– Pas riches et pas professionnels branchés.
– Elle porte les espoirs de ceux qui ne voient pas d’avenir dans la France de Sarkholmac.
– Marine Le Pen est une sainte! Elle espère être la Jeanne d’Arc du XXIème siècle.
– Ha ha. Qu’on la brûle, et tout de suite! Mais… c’est quoi Sarkholmac?
– Sarkozy, Hollande, Macron.
– Ah oui! Les deux mousquetaires! Et l’enchérisseur Valls en embuscade!
– Sauveurs de la France, réformateurs du code du travail, vendeurs d’armes partout où ils peuvent. À bas le déclin!
– N’exagérons pas: ils en vendent, des armes, certes. Mais ils en offrent! Ils ont beaucoup offert en Libye! Jusqu’au nord-Cameroun! Des montagnes d’armes, toutes gratuites.
– Tu as raison. Leur Libye va jusqu’au Cameroun. Comme leur Atlantique-Nord va jusqu’au Pakistan. La géographie est une denrée historique.
– Ja ja, comme on dit en Espagne. La géographie est une denrée périssable, variable et provisoire. Otan en emporte le vent.
– Ok! Mais ne mêle pas les écrivains à cette farce. Laisse-nous les écrivains.
– …

– Tu as déjeuné?
– Pas encore.
– Allons-y alors.

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Ailleurs et autrement:
Déplorer, maudire, ne pas comprendre – par Jérôme Ferrari
http://serpent-libertaire.over-blog.com/2015/11/deplorer-maudire-ne-pas-comprendre-jerome-ferrari.html   (PDF)

(22/12:) « Tous les ans, la statistique est la même. En France, et en moyenne, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint » http://www.liberation.fr/france/2015/12/22/des-violences-de-moins-en-moins-tues_1422513

2 réflexions au sujet de « Chronique de crise – En terrasse »

  • 30 novembre 2015 à 22h08
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    On en revient (pour autant que nous nous en soyons écartés un jour) aux natures et au fixisme : les choses et, avec elles, les êtres, ou plutôt les choses-êtres ont une essence parfaitement définies une fois pour toutes ad aeternam. A ces choses-êtres, ou êtres-choses s’accolent un certain nombre de propriétés qui vont en déterminer la substance éthique : les uns, les gentils, les autres, les vilains. Le simplisme infini d’une telle vision des choses-êtres ou des êtres-choses offre l’avantage magique de donner « à penser », de prétendre à la pensée à moindre frais et par conséquent autorise une libération de l’être-chose de mon être – le méchant étant toujours cerné dans les limites de sa définition inexpugnable de choses-êtres (c’est à dire d’objet, fermé dans cet espace obscur qui est pour lui le tout de sa jouissance). Car, finalement, derrière l’idée que comprendre, c’est excuser, se cache l’orgueil risible de ce qui est réellement à penser, c’est à dire rien, la pensée en tant que telle n’a affaire à rien d’autres qu’à du néant, c’est à dire à la force faible mais sanguinaire. Ce simplisme est évidemment un enfantillage et en réalité une perversion. Voilà qu’on se remet à « penser », c’est à dire qu’on pense « réel » et on réactive d’abord les concepts les plus puissants, tel ces « bisounours », dits aussi « Bobos », anti-penseurs par essence, puis on passe aux choses plus sérieuses, parce que, voyez-vous, cette pensée du vide que le Beauf essentiel mâchonne chaque jour ne prouve qu’une chose, c’est qu’on « en a ». Dans le froc et ailleurs.
    « Comprendre… » une pensée de pédés, en gros, et si certains du même acabit rêvent de fellations post-mortem, d’autres s’imaginent des sodomies à longue portée.

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  • 24 novembre 2015 à 9h39
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    Votre billet part d’un texte qui a traîné partout dans la presse. Un texte qui ne songeait pas à mal. Un texte qui se voulait empathique. Sauf que son auteur n’a pas songé plus loin que le bout de son nez, nous servant les antiennes que j’entendais déjà dans ma jeunesse sur Paris lorsque j’ai fait mes premiers voyages d’échanges linguistiques en Allemagne… C’était il y a bien longtemps et Paris ne renvoyait qu’aux mêmes sempiternelles images : petites femmes, cafés croissants, bons vins, vie légère et amour facile, le parfum, j’en passe. Jawohl! Les clichés ont la vie dure.
    Vous remettez les pendules à l’heure dans un billet « vachement » ironique (toujours les vaches!) qui ne se gêne pas pour dénoncer cette dichotomie française : notre socialisme de droite. Dichotomie qui ne date pas d’hier : celui qui instaura l’école gratuite, laïque et obligatoire pour tous ne fut-il pas le grand promoteur de la colonisation?
    Et l’article de Jérôme Ferrari est percutant de lucidité.

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