Bruxelles, 22 mars 2016:   Ça coagule. Et la raison, bordel?

1.

Ça coagule.
Les pièces du puzzle se mettent en place.

« Il n’y a qu’un seul monde! » répète avec force et depuis longtemps le philosophe Alain Badiou.
La philo, moi, je n’y connais rien.
Je suis d’un pays qui baptise « humanités » des études secondaires où pas une phrase de philo n’est enseignée. C’est dingue, et c’est un grand regret.
La philo je n’y connais rien, et à jamais, puisqu’après les humanités, j’ai étudié autre chose que la philo.
Je n’ai donc très logiquement rien lu d’Alain Badiou, sauf son accessible et réjouissant De quoi Sarkozy est-il le nom?, et j’ai suivi quelques-unes de ses vidéos, notamment l’émission qu’il tient sur le site Mediapart.
Dans l’un de ces enregistrements, Badiou martèle à plusieurs reprises qu’il n’y a qu’un seul monde. Et on comprend, ou plutôt: je devine, que si l’on accepte cette affirmation, il nous a tiré sur ses terres inconnues et réussi à poser une de ses prémisses essentielles.
C’est une conjecture, et cette phrase qui me traîne dans les neurones est restée pour moi mystérieuse.

…Quand un événement fort et soudain nous arrive, assez souvent quelques mots, ou une image, nous traversent avec force, et nous nous en souvenons longtemps.
Vous avez remarqué ça?
Je ne prends pas ces mots ou cette image pour une « idée », une « réflexion » ou une « réaction » personnelles, mais plutôt pour une manifestation tout impersonnelle qui me traverse et que l’écran de la conscience retient. Ça coagule.
Car « je est un autre » et « je » n’est pas ce que l’Occident nous dit qu’il est. (Ce qui n’affirme rien de l’Orient, du Levant ou du Couchant!)

Tout cela pour introduire ceci:
le 22 mars, lorsque j’ai appris les attentats de Bruxelles, la phrase qui m’a traversé est celle-ci: « Il n’y a qu’un seul monde! »

Et lorsque quelques jours plus tard, j’entendais à la radio le médecin chef de service de l’hôpital militaire en charge des blessés et des brûlés des attentats, sa phrase forte à lui était: « En X années, je n’ai jamais vu de telles blessures en Belgique. »
Les boulons et autres pièces de métal projetées par l’explosion traversent les corps, explique-t-il, fracassant les os et perforant les organes. « C’est difficile émotionnellement. Jamais je n’ai vu ça en Belgique en X années. »
Il poursuit: « Je n’ai connu ce type de blessures que lors de mes deux mois en Afghanistan. Là-bas, c’était ainsi, et c’était chaque jour. »

encore_frappé
(Dessin de Dilem)

Voilà.
Il n’y a qu’un seul monde.

Fini, un jour, de faire la guerre impunément dans le monde entier, de commercer avec les régimes crapuleux mais riches d’une ressource utile, fini, un jour, de produire des montagnes d’armements et de les répandre autant que d’en user, d’envoyer nos F-16 sécuriser des convois guerriers au bout de la terre, …et de rester préservés.

2.

Salut Françoise,

Tu sais ce qui est nouveau pour moi dans cette journée du 22 mars?
Pas les attentats
.
Ils allaient venir, je le savais comme quasi tout le monde le savait.
Mais où et quand, telle était l’inconnue.
Aujourd’hui, nous savons.
Nous y sommes!
[Et ça va durer un certain temps. Voir Pascal Boniface ci-dessous.]

Manneken
(Et les F-16, Manneken?)

Nous y sommes, et nous n’y sommes pas pour rien.
… « Nous »?
Pas moi, pas toi, pas mes amis, pas mes enfants, pas les tiens, mais…
Qui alors? Notre gouvernement? Nos prétendus représentants? Notre pays officiel? Notre civilisation dominante?

…La petite Belgique a envoyé des F-16 en Afghanistan, frontière orientale provisoire de l’Atlantique-Nord. Ces avions merveilleux et si coûteux (une saison de chauffe d’une famille de quatre personnes par heure de vol) y ont « sécurisé des convois ».
Ont-ils mitraillé et bombardé? Silence radio absolu dans les médias belges, mais la réponse est certaine: oui, les avions belges ont mitraillé et bombardé.
Les F-16 de la petite Belgique rigolarde des jeux et de la bière, les F-16 de la petite Belgique de l’auto-dérision et de l’humour tellement sympa ont tué des Afghans. Combien d’Afghans? Silence radio, mais réponse certaine: quelques dizaines au minimum, peut-être des centaines.
Des enfants, des civils? Silence radio, mais réponse certaine: oui.
…Est-ce ma Belgique, est-ce ta Belgique, y a-t-il plusieurs Belgique ou n’y a-t-il qu’une Belgique?

Il n’y a aucune trace de ces évidences dans les médias, ni dans les débats parlementaires, ni dans la plupart des consciences belges, ni au TPI, le tribunal pénal international.
C’est du meurtre légal, silencieux …ici, et provisoirement. Et impuni.
Cela peut-il ‘continuer durer’, comme on dit à Bruxelles, indéfiniment?
Non.
Il n’y a pas d’indéfiniment-sans-conséquences.

Notre guerre impunie à l’extérieur s’invite chez nous, et tue chez nous. Le drame quotidien en Afghanistan il y a peu, en Irak précédemment puis à nouveau, en Syrie aujourd’hui, sans oublier le scandale palestinien absolu organisé avec la coopération de l’Occident depuis des décennies, ce drame-là qui était celui des peuples lointains et celui de notre gouvernement, est le nôtre désormais. C’est ‘notre’ guerre!
Plus exactement, c’est la guerre de l’oligarchie politico-propriétaire qui a le pouvoir, et ce sont nos morts à nous, les anonymes du quotidien. Nous paierons la guerre au prix du sang tant que nous leur laisserons ce pouvoir pourri.
Ne meurent ni les membres de l’oligarchie, ni les mollahs haineux, ni les patrons de l’armement, ni les premiers de classe qui dans les usines perfectionnent les machines à tuer pour quelques dollars de plus et une ligne de leur CV, ni les chefs et sous-chefs de la propagande patriotique, ni les journalistes de révérence et de sous-révérence. Ceux qui meurent sont des anonymes qui se voudraient innocents, et qui le plus souvent le sont.
Il y a d’innombrables décérébrés bac plus quatre ou cinq, sur-diplômés et déresponsables de tout bois, qui alimentent le feu, et ce sont d’autres qui meurent.
C’est merveilleux.

Le contre-argument est une démonstration par l’absurde:

Nous sommes  des oies blanches attaquées par des démons noirs. Nous sommes des victimes. Victimes de fous et de cinglés, qui nous attaquent sans raison. Ces  psychopathes en veulent à notre bonheur et à notre société ouverte, ces nécrophiles en veulent à notre art de vivre et à notre goût de vivre.
Car nous aimons la vie.
Aussi, cultiver le plaisir de boire et de manger, de rire et de s’amuser, sont-ils le dernier mot de la pleine résistance à ces ennemis.

Autrement dit, ma chère: « occupons-nous de nos plaisirs et laissons l’oligarchie régner! »
« Société ouverte » est un mot de nos ministres belges de la droite dure et de la Nouvelle Vlaamse Alliance. Ils s’y connaissent ! La société ouverte est leur cible socio-économique de chaque jour.

En vérité, la chose qui m’a surpris et étonné aujourd’hui, c’est que la Rtbf a présenté comme cibles potentielles les centrales nucléaires, en disant que leur sécurité déjà relevée il y a peu avait été accrue encore… Ça, c’est nouveau pour moi, je ne les avais jamais entendus parler de ça.
Cela ressemble à mon avis à une faute professionnelle, amis journalistes!
Je n’ai pas encore compris si les terroristes daéchisés cherchent plutôt le symbole que l’efficacité, s’ils négligent les centrales par un oubli mystérieux, ou s’ils veulent avant tout du sang et de la chair explosée à vue d’objectifs et de caméras, mêlés à leur propre chair exterminée, plutôt que des radiations et la mort invisible plus moderne et technique…

À bientôt, Françoise.

3.

Voici un entretien donné par Pascal Boniface à L’Echo.be le 23 mars: « Parler de guerre est une erreur fondamentale ».
Résumé par le journal:

« Une génération de tueurs est active, on ne peut plus grand-chose pour l’arrêter, estime Pascal Boniface. Il faut donc être stoïques face au risque d’attaques et travailler le long terme.
[Un premier vivier de terroristes est constitué. Il faudrait éviter qu’il s’en constitue un deuxième, une deuxième « génération »…]
« Il faut sobrement pleurer nos morts et éviter tant que possible de parler de Daech. S’abstenir surtout d’en appeler à une « guerre », comme le font les gouvernements belge et français.
« C’est la conviction du directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), association d’utilité publique française. Il lance un appel à la résilience, alors que le monde restera confronté au terrorisme islamique longtemps encore. »

L’article complet est ici sur Internet, et ici en PDF.
C’est une des choses les plus raisonnables que j’aie lues ou entendues depuis le 22 mars.
Mais la raison est-elle aux commandes?

 

sécurité Belgique
Société ouverte     (Dessin d’Oli)

 

 

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Post-scriptum: les auteurs des illustrations n’ont pas pu être identifiés. Liens et détails bienvenus.

7 réflexions au sujet de « Bruxelles, 22 mars 2016:   Ça coagule. Et la raison, bordel? »

    • 1 avril 2016 à 14h45
      Permalink

      Merci, je vais pouvoir compléter. Et bienvenue!

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  • 1 avril 2016 à 8h15
    Permalink

    Moi aussi j’aime ce billet, mais le Condruzien (ami sans doute du Mérovingien de Matrix?) me permettra-t-il de donner quelques explications et commentaires?

    > de commercer avec les régimes crapuleux mais riches d’une ressource utile
    Les lecteurs auront noté que, s’agissant de l’Afghanistan, l’auteur fait référence au bleu outre-mer, importé par l’occident depuis les pharaons (par exemple le bleu du masque de Toutankhamon). Un article de Wikipedia culturellement indigent en parle ici en deux lignes: https://fr.wikipedia.org/wiki/Bleu_outremer. Pour une histoire vraie de l’importance réelle du pigment, voir Color, Natural History of the Palette, par Victoria Finlay (2002, Random House).

    > la petite Belgique rigolarde des jeux et de la bière
    … des jeux et de la bière. Avouez que comme moi, vous attendiez « les yeux dans la bière. » Mais non: le Condruzien crée la surprise en écrivant « des jeux et de la bière ». Ex ungue leonem! [Note de CB]

    > Notre guerre impunie à l’extérieur s’invite chez nous
    Notre guerre ou celle de nos amis. C’est que nous avons le culte de l’amitié, nous. Quand nous sommes amis, c’est pour toujours. Nos amis, c’est comme des frères pour nous, comme de grands frères.

    > à tuer pour quelques dollars de plus et une ligne de leur CV
    De nouveau, j’avais lu un peu un peu vite et j’avais compris « ligne de leur TGV ».

    Mais où ai-je la tête, aujourd’hui?

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  • 31 mars 2016 à 17h59
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    Il y a eu un bouquin sorti vers 1984, écrit par Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui s’appelait « Le Défi mondial » , aux Editions Fayard. Et une super-série de six heures sur l’état de la planète est une adaptation originale du best-seller de Jean-Jacques Servan-Schreiber, présentée par Peter Ustinov. Série sortie en 1986 constituée de 6 volets qui sont :
    L’heure qui sonne
    Les rendez-vous manqués
    Le monde lié
    Les miroirs brisés
    Le miracle japonais
    Le défi mondial.
    Cet ensemble est une rétrospective des rendez-vous de l’Histoire manqués et leurs conséquences depuis la seconde guerre mondiale… Puis une prospective postulant que « conscients » nous en tirerions profit.. C’est le Défi mondial.
    Et voilà, trente ans plus tard, en regardant dans le rétro depuis 1986 on a simplement continué à répéter, voire améliorer le concept de la connerie humaine et quand je dis améliorer c’est surtout dû au fait que la technologie qui nous simplifie la vie depuis 1986 et nous a permis d’amplifier nos erreurs dans la gestion globale de la planète… On savait, donc on est devenus de plus en plus compétents dans l’absurde, l’idiotie, on accélère technologiquement parlant ce que l’on faisait avant au pas!
    Malheureusement pour nous le mur se rapproche à la même vitesse sans que personne ne le voie arriver.

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  • 31 mars 2016 à 11h43
    Permalink

    Oui, ça fait plaisir de lire ça au milieu du délire sécuritaire qui nous invite à ne pas regarder plus loin que le bout de nos chaussures. Et qui voudrait culpabiliser la tentation d’élever le regard: « Chercher à comprendre (par les voies de la sociologie, de la géo-politique ou autres chemins de rationalité…), c’est commencer d’excuser » , nous a mis en garde Valls!
    La culture de l’innocence nous va si bien! Aujourd’hui même, j’ai un ami à Brazzaville qui doit se cacher hors de chez lui pour tenter d’échapper aux rafles d’opposants déclenchées par le dictateur Sassou Nguesso au lendemain de sa frauduleuse « réélection » à la tête d’un pays pétrolier … « ami de la France » et donc discrètement soutenu par Hollande. Pour la démocratie, on verra plus tard! Innocence, vous dis-je!

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  • 31 mars 2016 à 10h26
    Permalink

    Mais que peut-on faire ensemble pour faire entendre notre opposition ?

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  • 31 mars 2016 à 8h48
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    Un seul mot : bravo !
    Mais quand trouve-tu le temps de pondre tous ces œufs ?

    JM

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