Janvier 2016 : Le vicomte, la bigote et les jeunots (1/2)

L'Adoration-du-veau-d-or-Nicolas-Poussin- EXTRAIT
L’Adoration du veau d’or, par Nicolas Poussin (extrait)

 

– On entend parler d’Étienne Davignon, ces jours-ci.
– Oui. Il est vicomte.
– C’est moderne!
– En Belgique, les titres nobiliaires sont protégés par l’État.
– Yesse! Ils appellent ça une démocratie.
– Non. Deux démocraties!
– Ah oui! Selon la théorie de l’histrion Bart Le Tisserond.
– L’historien?
– Excuse-moi. L’historien Bart Le Tisserien. Dans son cas, histrion égale historien et réciproquement, comme dans toute égalité.
– Y a pas à dire, l’histoire est le lieu de tous les racontars.
– Indispensables! Quand t’es chasseur et que t’écris l’histoire des lapins et pour les lapins, les racontars sont indispensables.
– Davignon donc était l’autre jour à Radio Première, j’te dis, dans une émission qui s’appelle Le Grand Oral.
– Quelle audace!
– Tout à fait. Les journalistes ont le droit de lâcher la bride à la critique. C’est dans le titre de l’émission.
– Un titre nobiliaire.
– La Rtbf tout entière va être faite comtesse.
– Elle le vaut bien!
– Une chaîne de service public peut faire la vertueuse face aux chaînes commerciales. C’est facile ! Mais elle fait la pute du roi et des autorités car elle est l’officielle.
– Logique. La pute, c’est l’officielle.
– Obligé. Te Deum et compagnie. Avec les évêques et les généraux et les gouverneurs et les présidents.
– Très démocratique.
– Davignon est un vieux malin. Il a une voix grave. Radiophonique. Et de l’humour. En face, les journalistes ne faisaient pas le poids avec leurs voix de jeunots.
– On ne connaît pas leur âge, mais ils ont des voix de jeunots.
– Yesse. De toute façon, à l’âge de Davignon, y a plus person à la radion, ni nulle part sauf dans les conseils d’administration. Donc ils sont plus jeunes que lui, c’est sûr.
– Ils parlaient de quoi?
– Un peu de tout. Je cuisinais. Je me souviens qu’ils ont parlé de l’énergie, des centrales nucléaires belges. Elles font peur aux pays voisins. Jusqu’à la Suisse! …Mais elles ne font peur à aucun responsable belgo-belge national ou régional.
– Ils ont un antidote à la peur.
– Ça doit rapporter cher.
– À part quelques écolos, oui – et pas tous. Certains écolos aussi ont l’antidote.
– Ça… Une fois que t’es élu, que t’as une voiture avec chauffeur, qu’on t’appelle à chaque phrase « président », « député », « ministre », tous ces doux petits noms de la démocratie démocratisante, et que tu vas au Te Deum de la fête Nat…
– Le Te Deum de la fête encore-Nat.
– Oui. Et que tu vas au Te Deum, aussi, de la Fête du roi.
– Le Te Deum de la fête du encore-roi.
– Oui. Nous sommes fiers d’être belges !
– Bof. On n’est pas des Belges officiels.
– C’est vrai que je ne suis pas du même pays que ces gens-là.
– Moi non plus.
– Davignon donc a fait une sacrée carrière.
– Ça… Là où l’argent est une religion, oui, on peut dire ça. Il a fait une carrière sacrée et consacrée.
– Une vestale, un sherpa, un moine-soldat. Du veau d’or. Il méritait un Salammbô d’Or, et le roi l’a fait vicomte.
– Il n’en rate pas une, çui-là.
– Et avec les rois, c’est de père en fils.
– Démocratie.
– Il a commencé diplomate, dit-on.
– Le roi ?
– …Hi.
– Davignon ?
– Oui.
– Je lis qu’il a été un proche de Paul-Henri Spaak.
– Oui oui ! Spaak a été un de ces socialistes virés libéraux de la première heure.
– Pour construire l’Europe qu’ils voulaient, dès les débuts ils étaient plus à l’aise au parti libéral qu’au parti socialiste, il faut comprendre.
– Des pionniers. Aujourd’hui, ce n’est plus la peine qu’ils changent de parti. Le parti tout entier a changé.
– Yesse. Le parti libéral veut bien des transfuges, mais pas trop. Les places sont limitées tout de même.
– Et les transfuges libéraux vers le PS, ça n’existe pas.
– Non. On va à droite, jamais à gauche.
– Chez ces gens-là, tout le monde dérive vers la droite.
– C’est le triomphe du capitalisme.
– L’argent et les voitures avec chauffeur te raccourcissent la jambe droite et tu dérives à droite. Jusqu’à la fin.
– Et ça te fait tourner en rond, aussi.
– Bien vu ! De plus en plus court. Quand t’es au sommet, comme ils disent, tu tournes sur toi-même.
– Et c’est pas tout. Ils font ça de plus en plus de père en fils ou de père en fille. De mère en fils ou fille, ça arrive aussi.
– Comme les rois. C’est merveilleux.
– Davignon a même été commissaire européen.
– Ça paraît incroyable quand on voit à quel point et depuis combien d’années il est administrateur de sociétés.
– Depuis que je suis né, il est administrateur de sociétés.
– Si ! Il était juste jeune quand il a été à l’Europe, et il est juste vieux aujourd’hui. Un peu comme si… Bon, ça suffit. La liste est trop longue, j’veux pas gerber.
– On devrait le faire roi.
– Certes. Pour un jour ou une semaine il devrait être le roi.
– De toute façon, il est un des vrais rois de ce royaume.
– Et toujours les journalistes, même du service public, le présentent avec l’horloge arrêtée à ses années de jeunesse. Quand il n’était pas ce qu’il a fait tout le reste de sa vie.
– Merci les journalistes.
– À force d’être administrateur, il est aussi devenu actionnaire.
– Ré-actionnaire ?
– C’est l’ascension sociale ! Autre précieuse caractéristique des démocraties.
– Et il disait quoi aux jeunots?
– Il étalait sa hauteur de vues et sa connaissance du monde.
– Tu rigoles.
– Oui. Mais c’est comme ça. Devant des garagistes, il montrerait qu’il a des grosses bagnoles. Devant des journalistes, il montre qu’il sait voir les choses de très loin ou de très haut, et que sa parole ne représente que la pointe de l’iceberg qu’est sa connaissance du monde. Si je peux dire.
– Il a le cul dans le réel ! Et la parole très en haut.
– Le savoir total.
– L’homme universel.
– Les mains dans le cambouis et le cerveau très loin en hauteur.
– Formidable.
– Les pieds sur le rail de lancement à Kourou, et la tête dans la station spatiale internationale.
– Ouais… Ça lui donne de l’estomac. Les réactionnaires, pardon, les actionnaires aiment ça.
– J’ai raté quelque chose à ne pas avoir entendu c’t’émission?
– Du tout! Je vais te dire l’essentiel. Et tu sauras que tu as gagné trois quarts d’heure de vie essentielle.
– Hi. Il parlait de quoi dans son essentiel à lui?
– Il parlait de la politique de l’énergie en Belgique.
– La politique ?
– Oui, c’est là qu’il montre aux jeunots qu’il est grand. Il est un homme d’affaires, mais il parle de politique.
– À une époque où les politiques ne parlent que de gestion et de pognon, ce type est génial !
– Ce type est gagnant-gagnant. Je l’embauche !
– L’énergie est un sujet chaud. Un chaud sujet. Beaucoup d’argent ! Brussels-Paris connexion, etc.
– Je ne sais sous quelle casquette il parlait à ce moment. C’était administrateur ou porte-parole d’une société ou d’un secteur.
– Facile ! Il n’y a qu’une société productrice d’électricité en Belgique. Et elle est française.
– Oui. Lui, il est quelque chose dans l’interface belge.
– Comprador.
– Administrator.
– Actionnor.
– Perpetrator.
– Attends! Il explique que la Belgique n’a aucune politique lisible de l’énergie.
– Ah bon? Mais je croyais que c’étaient lui ou ses semblables qui avaient détruit ça. En arrachant des prolongations de centrales construites pour être fermées il y a des années déjà.
– Oui. Mais il veut autre chose.
– Ah bon?
– Oui. Il veut plus.
– Il veut quoi ?
– Il veut un engagement de l’État belge à dix ans, pour faire du fric en toute sécurité.
– Hi. C’est toujours comme ça avec les preneurs de risques.
– Yes ! Les preneurs de risques veulent bien risquer de gagner, mais ils ne veulent pas risquer de perdre.
– Le risque de perdre, c’est pour le contribuable.
– Tout juste.
– C’est ça la vérité du libéralisme, depuis au moins les chemins de fer du XIXe siècle !
– Leur vérité est un gros mensonge.
– Les preneurs de risques auto-déclarés sont bardés de contrats d’assurance et d’assurances de l’État.
– Et donc à un moment le journaliste lui dit: « Mais faites des choix énergétiques! Qu’est-ce qui vous en empêche, pêche, pêche? »
– Ouh… Quelle audace! C’est vraiment Le Grand Oral!
– Yesse. Et le vicomte de répondre: Mais… nous avons des actionnaires!
– Je craque!
– Et tu as bien raison! Il dit ça avec une sûreté, une force ! Celle de l’évidence, comme s’il disait « Les pierres sont des pierres ». Sa voix se met brièvement dans une vibration spéciale et intense. À la radion c’est tout bon.
– Radio radieuse ! On est au cœur, au noyau, au nucléaire des choses.
– Tout d’un coup le réel réel de la réalité réelle perfore le champ radieux phonique éthéré.
– Et c’est dit! Le journaliste/peut-être/jeunot, du Grand Oral, il se le tient pour dit. Il se révèle tout d’un coup le voix de son maitre 0p’tit chien de la Voix d’son maître. Oui, tout est dit. Et la voix de jeunot continue la conversation sans questionner une seconde le droit imprescriptible du rendement pour l’actionnaire.
– C’est le grand art de la révérence.
– Les pierres sont des pierres. Et il y en a, des pierres, sur le chemin de la réussite journalistique.
– Les actionnaires sont des actionnaires.
– Mieux : Les actionnaires sont.
– Ah c’est beau. Davignon est le Newton de la pluie des dividendes ! Il est l’Einstein de la courbure des partenariats publics-privés ! Le Mozart du grelot des tiroirs-caisse.
– Nous sommes beaux! C’est merveilleux.
– Absolument. Et n’oublie pas que la radio du service public, c’est le premier choix de la radio. La matière grise de la radio. Le dernier neurone face à l’argent qui corrompt tout. En radio, y a pas mieux.
– En effet. Il n’y a que pire.
– Mon dieu !
– Aïe aïe aïe aïe aïe.

*

Un ange passe.
Panache blanc nucléarisé.

(À suivre.)

2 réflexions au sujet de « Janvier 2016 : Le vicomte, la bigote et les jeunots (1/2) »

  • 31 mars 2016 à 8h58
    Permalink

    Encore une merveilleuse feuille de la rue des Sorbiers.
    Je suis baba, sur le cul, retourné, ébaubi…

    J’adore tout.
    Sauf, pour des raisons personnelles et francophones, les quelques YESSE qui me hérissent.

    JM

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