Les lendemains du 5 décembre – Libre et provisoire synthèse sur le projet macronique de réforme des retraites

 

(Texte écrit les 6-8 décembre)

Bonjour !

Les événements se précipitant, je me suis documenté sur la réforme des retraites que veut imposer Emmanuel Macron. Je livre ici une synthèse provisoire sur la question, que j’appelle « libre » en ce sens que je ne vais pas appuyer dans le texte chacun de mes dires par un lien. Je puise notamment dans des médias sur abonnement, Là-bas si j’y suis, Mediapart, Arrêt sur Images, qui tous mettent néanmoins, notez-le, certains textes ou émissions en accès libre. Je donne en vrac quelques sources parfois référencées au bas de ce billet.
…C’est un destin incontournable, pour les Belges francophones, que de suivre de près ou de trop près l’état de notre voisin du sud. Et non sans raisons. Pour le mouvement social comme pour le nucléaire et d’autres sujets et pratiques, nous sommes sous influence.

Répartition ou capitalisation

Le système actuel des retraites françaises est dit par répartition: l’État organise des prélèvements sur les revenus des actifs et sur leurs employeurs, pour payer les retraites de ceux qui ne travaillent plus. Les cotisations d’aujourd’hui, comme dans nombre de pays, paient les retraites d’aujourd’hui. Le tout, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, selon les recommandations du Conseil national de la Résistance (en France), est géré par une instance où figurent parmi d’autres les travailleurs représentés par les syndicats.

Bien entendu, les acquis de sécurité sociale dans le monde dit libre, sont sans cesse grignotés par les gouvernements de droite ou dits de gauche depuis des décennies. Cependant, il y a de beaux restes, et la sécurité sociale est un trésor magnifique, perfectible et affaibli partout où il existe, sauf dans des cas périphériques et particuliers, comme au Luxembourg de 380.000 habitants, assis sur sa rente financière et fiscale volée aux pays voisins, et sauf peut-être en Norvège, qui est la pétromonarchie au plus grand « fonds souverain » du monde. Les fonds souverains sont les cagnottes nationales d’Etat, accumulant les excédents commerciaux.

L’alternative au système de répartition est la retraite par capitalisation, qui consiste individuellement ou par entreprise à alimenter un fonds de pension, sorte d’immense tirelire placée en bourse, dont la rétribution dépendra des aléas de la cotation. Les fonds de pension ne peuvent rivaliser avec la stabilité collective, ils sont des tirelires pilotées par un management avide de profits et menotté aux intérêt des actionnaires via une part importante de sa rémunération versée en stocks-options.
Les pensions sous la forme des fonds de pension privés, sont un gigantesque gisement de profits pour la finance qui ne se prive pas d’un lobbying intense et permanent en faveur de leur extension. La destruction ou atténuation, par les gouvernements, des systèmes étatiques par répartition, offrent aux fonds de pension privés leur premier argument publicitaire: « Les gens se rendent compte que leur retraite légale ne suffira pas…. »
Mais la finance c’est la finance, comme « les affaires sont les affaires » d’Octave Mirbeau. La faillite de Lehman Brothers en 2018 a ruiné les pensions de dizaines de milliers de gens aux Etats-Unis et dans le monde.

La France « championne des prélèvements obligatoires »

La sécurité sociale, dont les retraites sont un des cinq secteurs avec les allocations familiales, les congés payés, la santé et les allocations de chômage, est distincte de la fiscalité, et les cotisations qui la financent peuvent peut donc être appelées « parafiscalité ». En France, l’on parle de « prélèvements obligatoires » pour réunir la fiscalité et cette parafiscalité.

D’innombrables mythes  sont assénés par la presse des Nouveaux chiens de garde, titre d’un livre à succès de Serge Halimi consacré au journalisme en ce pays du « pétainisme transcendantal » (Alain Badiou), où 95% des titres de presse appartiennent à dix milliardaires.

Un premier mythe est qu’Outre-Quiévrain (désignation du voisin du sud dans les mots croisés belges), les prélèvements obligatoires s’élèveraient à « 60% du PIB » , comme entendu hier encore de la bouche d’un journaliste de plateau d’une chaîne d’information en continu !

Que disent les chiffres officiels? L’institut Eurostat (UE) donne pour 2016, « le ratio recettes fiscales/PIB, c’est-à-dire la somme des impôts et des cotisations sociales nettes en pourcentage du PIB » : 47,6% en France, 47,3 au Danemark, 46,8 en Belgique et 40,4 en Allemagne pour les plus élevés.
Pour les plus bas, on trouve l’Irlande avec 23,8%, la Roumanie 26,0 et la Bulgarie 29,0.
Il faut donc comparer les pays comparables, et l’on voit qu’entre les trois premiers, la différence est non-significative. Par ailleurs il n’est pas pertinent, sauf avec un intention maligne fort répandue, de comparer avec la moyenne UE, tirée vers le bas par les pays au moins disant social et public.

L’étude qui manque (aux archives de Condroz belge) est celle-ci: que font les États de ces recettes, et comment se répartissent les contributions?
En France, le faste monarchique de la cinquième république est plus que vraisemblablement bien plus coûteux que la sobriété publique nordique, d’une part, et les cadeaux fiscaux récents faits aux super-riches à Paris aggravent lourdement l’injustice contributive hexagonale. (Alors que déjà la TVA, qui est un impôt éminemment inégalitaire, fournit un peu plus de la moitié des impôts et taxes dans ce pays comme un peu partout.)
La destruction des services publics, notamment celle de l’hôpital, est en France une tragédie. « Où va l’argent? »
…Les budgets militaires doivent être intéressants à comparer: peu de pays européens, pour ne pas dire aucun, ont une action belliciste aussi affirmée que la française avec ses déploiements à l’étranger, et aucun n’entretient l’équivalent du programme d’armement nucléaire franchais, sic, parole de président.

Revenons aux retraites françaises.

Un projet « équitable » et « universel », contre les régimes dits spéciaux

Un « élément de langage », ou de propagande, du pouvoir, est de créer un système « équitable » et « universel » , où chacun serait traité à égalité dans un même mode de calcul.
Il y a 42 systèmes de retraite en France, un certain nombre de secteurs s’étant dotés au fil des décennies de conditions particulières. Ces « régimes spéciaux », plus exactement: particuliers, sont la cible permanente des attaques mais ne concernent que 3 % des salariés. Par exemple, les danseuses de l’Opéra ne sont pas tenues de faire des pointes jusqu’à 60 ans, ce qui est difficile à comprendre pour certains. Les égoutiers, dont l’espérance de vie est significativement plus courte que celle d’autres professionnels, et qui sont 250 à Paris, ont un régime particulier de retraite qui fait d’eux des privilégiés. Les transports publics parisiens, la RATP, ont un régime moins défavorable que les transports publics ailleurs dans le pays. Les cheminots, qui versent d’ailleurs un supplément de cotisations, ont aussi un régime de départ à la retraite moins défavorable que la moyenne, en compensation de salaires relativement modestes et d’une vie de famille ou personnelle perturbée par la profession. Tu veux ma retraite?, prends mon boulot.

La rhétorique du pouvoir et des éditocrates est typiquement d’opposer les modestes les uns contre les autres, et de vouloir uniformiser vers le bas, vers le moins disant social. Disons tout de suite que les médias dominants sont catastrophiquement à la remorque de la communication gouvernementale. Ce titre de Mediapart me paraît parfaitement descriptif: « Le 5 décembre à la télé: prédire le pire, masquer le réel, infantiliser les consciences » .

« Une plus grande équité » de ce projet tenu encore tout à fait flou dans ses détails, est une constante de la communication du président et des ministres de la majorité aux affaires. Cependant, le pouvoir a déjà promis de faire une exception pour les policiers, de même que pour les enseignants dont il a été reconnu qu’ils perdraient entre 17 et 30 % de retraite avec la merveille envisagée.

La dite universalité ne sera donc pas complète, et la dite équité ne semble pas désirable pour tous. 

…Et quid du régime spécial des élus et autres amis de la République?

Je note ne pas avoir entendu parler, en une semaine de nombreuses lectures, ni de de la part des opposants, ni de la part des promoteurs de la réforme, du régime spécial des parlementaires et autres élus, ou des niches où pantouflent les copains des pouvoirs, que sont sous cet aspect la Cour des comptes, le Conseil constitutionnel et d’autres organismes de haut rang.
Jacques Chirac par exemple, ayant atteint l’âge, disposait d’un revenu, malgré sa rémunération de président de la République, « constitué principalement de pensions » (Le Monde), dont celle qui, pour une position de moins de deux ans de conseiller référendaire à la Cour des comptes, s’élevait à 18.300 francs français mensuels, soit environ 2.750 euros de l’époque, d’une valeur actuelle de 4.000 ou 5.000 euros, ou plus.
Aujourd’hui jusqu’à ses 82 ans (?), Alain Juppé comme d’autres perçoit une pension de 13.300 euros nets pour son mandat, qui fut non renouvelable, de neuf ans au Conseil constitutionnel, qui paraît-il est à peu près un vrai travail de quatre ou huit heures par semaine, le boulot véritable étant l’oeuvre d’une armée de rapporteurs au destin plus ordinaire. Juppé dispose d’autres pensions, jusqu’à un total d’environ 23.000 euros, et, comme tout ancien premier ministre, d’un bureau, d’une voiture et d’un chauffeur, à vie.

300 milliards

L’enveloppe globale des retraites françaises est de 300 milliards.
Cela représenterait un pactole pour Axa et d’autres (le plus grand fonds de pension mondial, Blackrock, est cité), si la « rationalité » marchande pouvait leur confier l’affaire ! Ces entreprises ont d’énormes moyens de lobbying, incluant le financement de colloques et thèses de doctorat « amies ». Elles financent ainsi le service de l’obscur Jean Tirole, économiste ultra-libéral récompensé par le prix de la banque de Suède (désigné par les distraits comme « prix Nobel d’économie ») à hauteur de dix fois le financement, public lui, du service de Thomas Piketty.

Le projet de Macron n’est donc pas sans inquiéter certains observateurs, en tant que réforme pouvant ultérieurement faciliter largement la privatisation des retraites, le passage à un régime de capitalisation.

Pour les retraites comme pour l’hôpital ou les transports, le délabrement en cours pousse ceux qui en ont les moyens  à recourir au secteur privé, qui se voit ouvrir de nouveaux marchés., de nouveaux gisements de profits.

Quelle urgence?

Le premier ministre Edouard Philippe a déclaré solennellement (il est souvent solennel) qu’il n’y a pas d’urgence à réformer le système des retraites, et que donc sa bande avait tout le temps qu’il faut pour consulter et entendre. Le problème est qu’il n’échappe à personne que si Emmanuel Macron écoute parfois, jamais il ne « change de cap », selon son propre mantra. D’innombrables mouvements sociaux ont été « entendus » sans que rien ne soit aménagé.
Il n’y aurait pas d’urgence, est-il répété tout en haut de l’Etat. Mais quelle est alors la source de cette pression, après les contre-réformes de la fiscalité des grandes fortunes (autour de 40 milliards de cadeaux annuels dès les premiers mois du quinquennat), la réforme du Code du travail, celle, plus récente et n’ayant pas encore déployé tous ses effets (dont probablement quelques milliers de Françaises/Français jetés à la rue), du régime de chômage? Sur ce dernier point, Louis Gallois, ancien patron, s’insurge sur un plateau de télévision, à la grande déconvenue de l’interviewer, contre la violence de la mesure envers les précaires, déclarant avec force, « C’est la trique ! » , tandis que le patron du syndicat collaborationniste CFDT, dont nous ne dirons pas le nom, a parlé de « tuerie » .

Macron veut réformer structurellement le pays dans une perspective néo-libérale, et les retraites sont à son programme depuis la campagne présidentielle.
Toutes ses réformes ayant jusqu’ici été instaurées sans trop de difficultés, le mouvement des gilets jaunes pouvant être espéré se tasser, le jupitérien ne se sent plus de joie. Il accélère. Cela ne peut que produire de la violence, comme dirait Alain Supiot. La violence de ces réformes est en soi terrible pour le corps social, à quoi s’ajoute une violence des répressions policière et judiciaire à l’encontre des gilets jaunes et de quelques autres, les pompiers (si !), des écologistes (ici, le capitaine des policiers a perdu connaissance du fait de ses propres gaz), une répression donc du droit de manifester, sans autre exemple en Europe.

Visée budgétaire ou pas?

Le pouvoir répète que la réforme n’a pas de visée budgétaire, tout en décidant que l’enveloppe des retraites ne pourra jamais dépasser 14 % du PIB. Comprenne qui pourra. On sait que la proportion de retraités dans la population varie. Et toujours jusqu’à présent (un tout petit toujours) le régime a honoré les retraites en trouvant les budgets supplémentaires si la démographie l’exigeait.

François Fillon a dit textuellement devant un parterre patronal: « Le système par points, en réalité, ça permet une chose, qu’aucun homme politique n’avoue. Ça permet de baisser chaque année le montant des points, la valeur des points, et donc de diminuer le niveau des pensions. »

La retraite par points

La retraite à points existe en Suède depuis une quinzaine d’années et fait figure de référence chez Macron and Co. Le taux de pauvreté des plus de 65 ans dans ce pays est autour de 15 %, soit plus du double du taux français qui s’élève à 7 %. On voit donc que le régime n’a pas profité aux retraités.
Le principe de la retraite par points est que chaque salaire perçu procure des points (on parle d’un point par tranche de 10 euros), dont le total à la retraite est mué selon une simple multiplication en revenu mensuel ou annuel. La valeur du point? Modifiable en toute logique chaque année par n’importe quel gouvernement, décidant seul d’autant plus que le projet s’inscrit dans une volonté d’intégrer le budget de la sécurité sociale aujourd’hui distinct, dans les comptes de l’Etat: tous les « corps intermédiaires », syndicats principalement, sont virés du pilotage. La valeur du point pourrait être amoindrie graduellement sans réponse du mouvement social.
Macron a titré son livre d’avant-campagne Révolution. On voit laquelle.

Pour information, le premier pays au monde qui a instauré la retraite par points est le Chili de Pinochet, piloté par les pires économistes libéraux, les « boys de Chicago », des hayekiens à la sauce Milton Friedman.
Friedrich Hayek (1899-1992), dont l’oeuvre est de haute tenue intellectuelle comme celles de nombre de penseurs de son époque originaires de la Mittel-Europa (commente Alain Supiot), fut l’auteur idolâtré par Margaret Thatcher, et est appelé fasciste en col blanc par Paul Jorion. Hayek s’est résumé lui-même par ces mots en 1981: Personnellement, je préfère une dictature libérale à un gouvernement démocratique sans libéralisme. Et il a félicité Augusto Pinochet.

Le projet macronique, c’est de pleinement instaurer le passage « du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres » , déjà universellement à l’oeuvre, selon l’analyse d’Alain Supiot, encore lui, qui la dénonce inlassablement.
La retraite à points en est une parfaite illustration. Une fois instaurée, elle permet de feindre de ne plus traiter des humains, mais des chiffres, et de les maltraiter à petites touches chacune indolore, comme la grenouille dans le bocal que l’on chauffe à petit feu, qui ne sent pas qu’elle est cuite.

Calcul de la pension sur toute la carrière

Dans le système actuel, la période de revenus sur laquelle sont calculées les retraites, qui a été celle des dix meilleures années, porte actuellement sur les vingt-cinq meilleures années. Dans le projet pharaomacronique, la période de référence sera désormais la carrière complète.
La tendance est évidente, mais un mantra du pouvoir est que les Français n’ont pas compris et qu’il faut mieux leur expliquer. La seule faiblesse que le pouvoir avoue, c’est de manquer de pédagogie. Malgré les grands efforts d’explication donnés fidèlement par la police.

Les carrières (des trous avec des cailloux) interrompues ou commencées tardivement, y perdront en conséquence. Cela fait du monde.
Et, pas besoin de faire un dessin, la nouvelle gouvernance par les nombres touchera ici en particulier les femmes. Cependant, pour elles, le premier ministre soutient carrément le contraire.

L’ « âge-pivot » ou « d’équilibre »

Ainsi est appelé l’âge standard de départ à la retraite, fixé à 62 ans. C’est l’âge supposé équilibrer les comptes. Le projet de réforme qui fait progresser, on l’a vu, l’équité non désirable pour tous et l’universalité avec des exceptions, se targue aussi d’accroître la liberté …libérale: dans la chasse au point, chacune et chacun sera libre de travailler plus longtemps.

Le mouvement de mécontentement

La propagande ne convainc pas.
L’argument de la prétendue iniquité des régimes spéciaux taxés de « privilèges », pas davantage.
Le pouvoir a, depuis le début du quinquennat, déversé des tombereaux de raisons de ne lui faire confiance que pour creuser les inégalités.
La conviction qu’aucun secteur ne progressera seul se répand.

On relève dans la manifestation un nombre sans précédent d’agents de maîtrise et de cadres, et la jeunesse est présente en nombre (une belle réussite pour un plan de retraites!), tandis que, comme chez les gilets jaunes, les femmes aussi sont très nombreuses, ce qui dans notre monde est un signe de gravité des atteintes.
Des commissariats assez nombreux semble-t-il, ont été fermés le 5 décembre par les policiers eux-mêmes, qui à La Réunion ont fait la grève des PV. Dans l’Isère, la quasi-totalité des policiers titulaires de la compagnie départementale d’intervention étaient en arrêt maladie.
Des salariés non syndiqués dans des entreprises sans représentation syndicale ont appelé les syndicats pour se faire conseiller: comment se met-on en grève?

…C’est fâcheux, tous ces fâchés.

De même que l’opposition des gilets jaunes à une taxe sur les carburants s’est trouvée rapidement élargie, le projet de réforme des retraites agrège de nombreuses revendications dans d’autres domaines: la précarité, l’hôpital public, l’école, les transports, le climat.

De nombreuses assemblées d’après grève, puisque pour manifester un jeudi, il faut aussi faire grève, se sont prononcées pour la continuation des arrêts de travail. Les directions syndicales, qui avaient organisé de longue date la journée, veillent à ne pas rater le train du mécontentement en cours comme ils ont raté le mouvement des gilets jaunes, auquel ont cependant participé pas mal de sections locales. Les bases se font entendre et organisent des réunions où des non syndiqués participent aussi. Comme l’a dit Frédéric Lordon, à un certain moment, la date organisée par les directions syndicales ne leur appartient plus vraiment.

La perspective

Une épreuve de force par grève et blocages prolongés, telle est la question.
Si le grand capital souffre trop d’une baisse d’activité, il demandera à Macron de retirer son projet, et le président-marionnette s’exécutera, comme Juppé a dû le faire sur le même sujet et à la demande des mêmes philanthropes, après quinze jours de grève en 1995.
1995, qui reste à ce jour la dernière grève multi-sectorielle victorieuse, tous ceux qui ont l’âge de l’avoir connue l’ont à l’esprit. Ils considèrent assez unanimement qu’il y a dans le mouvement aujourd’hui plus d’exaspération et de profondeur qu’alors.

La violence

La violence première en France comme ailleurs est la violence de l’austérité, de la précarité, celle des difficultés à se soigner, à se déplacer, à finir le mois, l’humiliation de ne pouvoir donner un minimum décent à ses enfants, toutes ces vies de galère partout affichées pour qui veut bien ouvrir les yeux sur les médias indépendants. Un crève-coeur.
Ensuite il y a cette violence considérable que l’on ne peut plus exercer le droit fondamental de manifester, sans risquer une grave atteinte physique et des mutilations à vie, qui n’ont pas suscité une seule parole d’empathie dans les rangs de la majorité. C’est très inquiétant.
Aucune conciliation ne produit d’effet depuis des décennies, en particulier sous Macron 1er, qui dit parfois: « J’ai entendu la colère » (une fois sur douze, il a dit en campagne: « J’ai entendu l’anxiété »), et en même temps (sic), réaffirme sans cesse: « Je garde le cap » . Rien ne sert de présenter des doléances: Macron agit sans atténuation, sans concessions, sans modération. Il a été élu, il agit.  Toi, tu as voté, tais-toi.
Face aux protestations, les seules réponses consistent en violences policières et justice expéditive.

Une grande peur en décembre 2018 a été vécue dans les beaux quartiers de Paris, rarement atteints dans l’histoire par la colère populaire, et à l’Elysée, où à plusieurs reprises un hélicoptère a été mobilisé pour au besoin « exfiltrer » dans l’urgence le président. Cette peur a mené, après des semaines de silence présidentiel, à des mesures immédiates en faveur des gilets jaunes, pour 10 milliards, ne consistant toutefois qu’en l’avancement de certains effets déjà prévus, milliards pris aussi en partie sur des budgets sociaux. Ces aménagements n’ont ni réparé l’injustice ni apaisé la colère.
Mais il y a une sacrée leçon de l’épisode, comme entendu dans la bouche de dizaines d’anonymes: « Macron ne bouge que si on se fâche très fort » . À son corps défendant, le pouvoir a nourri la pédagogie du réel: le seul recul du pouvoir jamais observé dans ce quinquennat a été produit par le changement de camp de la peur, à un haut niveau d’affrontement. Gênant.

Quelqu’un demandait à Jean-Luc Mélenchon: « N’y a-t-il pas une violence à l’encontre des commerçants en ce mois crucial pour eux? » Réponse: « Oui, certainement ! Mais ce n’est pas la faute des manifestants, c’est la faute à la politique du gouvernement. »

Si les commerçants avaient l’influence du grand patronat, Macron les sauverait rapidement des effets de la grève en retirant son projet. Je fais personnellement le pari que Macron s’en fiche, des commerçants modestes.

C’est à d’autres intérêts, bien plus puissants que ceux des commerçants qui ne sont pas visés, que le mouvement social devra nuire, pour emporter le retrait du projet en cours.
TINA, There is no alternative, ainsi que l’assénait la hayekienne Margaret Thatcher.

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Sources
Auteurs et intervenants: Gérard Filoche, Romaric Godin, Ludivine Bantigny, Mathilde Larrère, Thomas Piketty, Alain Supiot, Louis Gallois (ancien patron, sur la réforme du chômage à la minute 6:13 de « En marche vers le soulèvement » ), Frédéric Lordon,
Médias: Là-bas si j’y suis, Mediapart (sur abonnement, mais à peu près toutes ses émissions audiovisuelles sont très vite sur Youtube), Arrêt sur Images, Le Media, Quartier Général, rezo.net., reporterre.net, L’Obs (pour Alain Juppé et quelques autres), les dix milliardaires de la presse: infographie d’Acrimed-Le Monde Diplomatique.

Ajouts ultérieurs (21 décembre):
Hervé Le Bras, démographe : « Sur les retraites, il n’y a aucune urgence à prendre des mesures d’économie »

Dominique Méda, sociologue: « Ce qui s’exprime dans la rue est désormais le ras-le-bol et la peur »

10 réflexions au sujet de « Les lendemains du 5 décembre – Libre et provisoire synthèse sur le projet macronique de réforme des retraites »

  • 7 janvier 2020 à 18h36
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    Eh oui, bonne synthèse Guy.
    On te réforme les régimes spéciaux des plus pauvres mais pas ceux des plus riches (dont ceux de nos chers gouvernants?). C’est comme d’habitude. Les pilotes et contrôleurs aériens ont obtenu (facilement) de garder leurs régimes spéciaux.Tant mieux pour eux. Mais les conducteurs de trains, non.
    Ils ne prennent peut-être que l’hélico et pas les trains ni le métro ou le RER, nos chers gouvernants.
    Il y a certainement des choses à regarder dans les régimes de retraite. Mais pour plus d’égalité… quand c’est possible. Je peux donner un exemple personnel. Quand j’étais externe à l’hôpital et que j’y travaillais tous les matins (enfin, six jours par semaine) sans parler des gardes de nuit, nous étions tellement mal payés …que ça ne compte pas dans notre retraite. Pas d’acquisition de trimestres pour la retraite! J’appelle ça la double peine. Et pendant ma carrière de médecin, j’ai travaillé plutôt 60 heures par semaine que 35…
    Je pense qu’il y a beaucoup de choses à réfléchir dans ce domaine. Mais ce qui se passe actuellement, c’est juste anti-démocratique et ultralibéral.

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  • 19 décembre 2019 à 9h17
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    Vraiment sous influence? Quand les lois belges sont souvent tellement en avance sur les lois françaises : voyez le mariage pour tous, voyez la PMA, pour ne citer que ces deux domaines.

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    • 21 décembre 2019 à 21h11
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      (Excusez le retard: une première réponse s’est perdue…)

      Oui, il y a des spécificités non importables dans les deux sens, mais il y a de l’influence et peut-être dans les deux sens aussi. Notre région a fait la révolution de 1789 dans le même mouvement que la France. Mai 68 à Paris a été suivi d’une forte agitation étudiante en Belgique, surtout francophone. Il y a des gilets jaunes ici aussi, et devinons où furent les premiers. Traditionnellement, nombreux sont les Belges francophones qui suivent de près la politique française, qui dans notre langue maternelle a plus d’allure et de panache que la belge, au point que dans les années 1960 un Belge pouvait, sans faire rire, répondre « gaulliste » à la question: « Quelle est votre tendance politique? » .

      La Belgique est trop petite pour disposer d’une « couche » d’intellectuels de haut niveau dans à peu près tous les domaines comme c’est le cas en France. Les quotidiens francophones ne sont pas toujours bien écrits, quoi que cela progresse. Le débat vole rarement haut en Belgique, et en conséquence les positions dogmatiques sur la laïcité et sur les questions de société, dites « éthiques » chez nous, se traitent assez pacifiquement dès que le clan conservateur évolue ou se décrispe – la tendance contraire étant à l’oeuvre depuis quelques années dans la Flandre qu’il faut bien appeler la Flandre belge puisqu’il y a une Flandre française et même une Flandre néerlandaise.

      Et donc ce petit pays qui ne compte que 27,5 fois la population du Grand-Duché de Luxembourg (la France, 150 fois) a pu en effet se trouver un des premiers au monde à autoriser l’interruption de grossesse et le mariage homosexuel (le PACS en revanche a été mis en place en retard), et a même établi une loi de compétence universelle en matière de crimes contre l’humanité qui a été célébrée dans le monde entier, avant d’être rabougrie sous les pressions de l’Otan et des Etats-Unis, tandis que la bronca du parlement wallon contre le CETA a fait connaître cette région urbi et orbi.

      Je pourrais continuer.
      Mais croyez-moi, nous restons sous influence française pour le meilleur, je veux dire pour, outre la langue, le mouvement social.

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      • 22 décembre 2019 à 10h07
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        Mais oui, j’ai peut-être écrit sans nuances… Mais j’ai tant de tendresse pour certains de mes amis wallons, rencontrés par les hasards de la vie, et dont j’admire l’intelligence, la finesse, la culture, le sens de l’humour, que j’ai tendance à extrapoler mon empathie… Du syncrétisme, me direz-vous.
        Lisez notre presse locale, elle est semée de bourdes… Nos intellectuels de haut niveau n’ont pas souvent la parole médiatique.
        Une des dernières nouvelles n’est pas mal non plus : notre Président annonce qu’il renonce à sa retraite de Président. Avez-vous déjà vu pareille intox? Une très vile façon de culpabiliser le citoyen…. Et qui ne vole pas haut.

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        • 22 décembre 2019 à 11h25
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          …Les généralités sont un sport difficile, mais je ne m’en lasse pas. Un des mérites français est de nous montrer avec éclat comment la cuistrerie et même simplement la bêtise ne sont pas solubles dans la culture et les diplômes prestigieux. Je ne citerai pas de noms!
          La morgue des élites est abyssale en France, ou plus perceptible, et les rapports sociaux me paraissent plus violents que chez moi. Mais partout il y a autant de raisons d’espérer que de s’accabler. Parfois j’en doute, bien sûr.

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          • 24 décembre 2019 à 8h24
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            Et merci mille fois pour vos réponses largement développées.

  • 16 décembre 2019 à 17h00
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    Bonjour Guy,

    Je parcours rapidement votre analyse et c’est ce que je sais passant mon temps à m’informer.
    Ayant moi même goûté aux politiques d’austérité (BE) avant d’arriver ici (FR) j’avais cet avantage (façon de parler vu que, et c’est su actuellement, ces politiques vous diminuent drastiquement votre espérance de vie, 15 ans environ) de comprendre très rapidement ce qui avait lieu.
    Ceci dit en France, la situation est plus complexe que ne pourrait le rendre le meilleur article ; je suis bien placé pour le savoir puisqu’ici la plus grande richesse côtoie la plus grande misère (n’importe quelle artère commerçante est peuplée de mendiants et/ou personnes sans domicile fixe) et bien sûr une moyenne de gens qui s’en tirent comme partout je suppose.
    Bien à vous.

    Pierre

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